Michel Morin, site officiel

L’identité fuyante

L’identité fuyante

Montréal, Les Herbes rouges, 2004, 175 p.

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Résumé

Cet essai renoue avec l’un des fils conducteurs de l’œuvre de Morin qui, du Territoire imaginaire de la culture à Souveraineté de l’individu, en passant par L’Amérique du Nord et la culture, n’a jamais cessé d’explorer les voies et les conditions de possibilité de l’émergence de l’individu au Québec, et ce dans le contexte nord-américain. Cette préoccupation peut être comprise comme l’inscription sensible, sociale et politique d’une démarche philosophiqueet  d’un parcours créateur beaucoup plus vastes dont  les autres essais témoignent.

S’il faut en croire Michel Morin, il y aurait eu « quelque chose de manqué dans le fameux passage du Québec à la modernité. De manqué dans la pensée, dans la culture — sauf peut-être en art. C’est le moment du détachement de l’individu, de la pensée individuelle. De son affirmation. » La foi en un hypothétique salut par l’Histoire, partagée par nombres de ces « partisans de la souveraineté nationale à tout prix », est un autre de ces fantasmes, le « fantasme du collectif », dira Morin, qui vise à occulter la plainte du sujet moderne, plus que jamais abandonné à lui-même, fissuré, inquiet. L’idéal d’un État-nation qui prendrait en charge l’identité d’un peuple et la défense de cette identitéest un idéal qui est loin d’aller de soi, d’autant plus que tout recours à un « nous collectif » et rassembleur tombera de moins en moins sous le sens de nos jours.

Ce retard quant à la « maturité historique » de l’État québécois, tout comme pour l’individu, peut être la source d’une plus grande créativité : c’est là le pari que fait l’auteur. Or, s’il est un versant positif à l’inachèvement et l’indétermination identitaires, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas aussi une souffrance liée à cet état fuyant de l’identité, tant nationale qu’individuelle. Dans « Le “déprimé explosif” », Morin fera ressortir le caractère sourdement dépressif, où rien ne semble « porter à conséquence : que l’on agisse ou non, que l’on crée ou non, que l’on s’efforce ou non », d’une société qui, sur la scène des grandes nations qui font l’Histoire, reste pratiquement ignorée. Ce rapport à l’universalité, à l’Histoire et à ce mal de ne pas vraiment en faire partie, ou très marginalement, traverse tout le premier texte de L’identité fuyante, intitulé « La mère patrie ». Ce texte à tendance autobiographique ancre cette problématique de la question identitaire et du rapport à l’universel ou, si l’on veut, à la langue du Père resté de l’autre côté de l’Atlantique, dans la vie et l’expérience de l’auteur. Morin cherche à dire ici ce qui l’a amené à s’intéresser à la philosophie et à écrire. Il cherche aussi à retracer en ces pages l’arrachement nécessaire par lequel tout créateur devra passer pour accéder à la « langue du Père » que Morin oppose à la langue vernaculaire, soit celle de la « Mère ». Mais cet arrachement nécessaire au « magma local » est peut-être encore plus douloureux pour un individu issu d’un milieu dont les voies menant à l’universalité sont loin d’être royales…

Cette réflexion sur la question identitaire et son ancrage dans la société québécoise prend une autre dimension, plus abstraite et plus globale (mondiale), dans la deuxième partie du recueil. Morin précise ici que lorsqu’il cherche à penser dans sa positivité le concept d’Empire, cela ne veut pas dire que le processus à l’œuvre dans l’idée d’Empire n’est pas aussi menaçant et angoissant pour « ce qui constitue l’humanité de l’homme, son intériorité parlante ». Toutefois, cette angoisse qui nous prend devant la dissolution des représentations établies (entre autres nationales) sous l’égide d’un productivisme généralisé (que l’on peut aussi appeler la mondialisation) ne devrait pas nous empêcher de voir la « fécondité » et l’ « expression généralisée » à l’œuvre dans ce processus. « Si l’Empire paraît réduire les différences, écrit Morin, c’est qu’il instaure un nouvel ordre culturel, qui n’est plus national, ni même international, mais transnational. » Cet ordre  culturel procède de  l’individu, de l’individu  rendu à lui-même. L’Empire pratique une « coupe transversale » dans toutes les cultures et permet à celles-ci de se regarder à distance ainsi qu’à l’individu d’apparaître en émergeant de son milieu d’appartenance.

Ces derniers textes de Morin visent donc avant tout à dégager la puissance agissante à l’œuvre dans l’idée d’Empire, puissance dissolvante qui remet en question les découpages territoriaux et les appartenances traditionnelles, en même temps qu’elle permet un essor sans précédent de la productivité humaine, productivité qui, comme le laissait entendre la préface « Pro-duire », ne se limite pas aux biens matériels, mais peut aussi produire des « biens » d’une toute autre nature. Ce n’est donc pas au travail à la chaîne que Morin nous convie, mais à son dépassement, dépassement rendu possible par une activation sur un autre plan, celui de la culture et des langages signifiants. C’est dans cette logique globale, immanente à l’idée d’Empire, que l’auteur nous invite en terminant à penser le caractère fuyant de l’identité, qu’il s’agisse de l’identité de l’homme moderne en général ou de celle propre à la société québécoise.

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Extraits

[…] ta chance étant de te trouver à la source dissuadé de te poser en haut-parleur de vérités déjà advenues ou de concepts ronflants qui font le tour du monde — mais qui, justement, n’en font que le tour —, de t’arc-bouter à une puissance qui n’est le plus souvent que ce qui reste d’une grandeur passée. Dissuadé de te prendre pour un grand, tu accepteras d’être tout petit, mais tout petitement débordant de ressources et d’idées, innocent et croyant, un peu fou, comme au début du monde. L’Amérique, quoi ! (p. 18)

L’être collectif est plus que jamais une fiction : là où l’autre prétendu tel, l’immigrant, le réfugié, me fait mal en mon être collectif de Français, d’Allemand, etc., c’est en mon être personnel mal assuré de sa propre identité, plus que jamais en crise et en quête de soi, c’est là, intérieurement, où ça s’inquiète et se cherche sans vraiment se trouver, que la vue à travers l’autre de mon propre manque m’effraie et m’angoisse. […]
C’est de l’éclatement des certitudes collectives qu’il s’agit, du « collectif » en tant que corps organique régi par une même conception du monde et de l’homme. Le prétendu « nationalisme québécois » n’est qu’une interprétation vite muée en idéologie portée par un parti politique de cet éclatement qui, dans le contexte de l’humanité contemporaine, ne peut parvenir à se recueillir durablement en quelque « collectif », en quelque corps ou être collectif que ce soit. Il faut entendre derrière l’idéologie la plainte que l’on cherche à étouffer, celle de l’individu, de l’être moderne qui ne sait où va sa vie, qui est en panne de certitude et de sens et qui, désespérément, tente de se raccrocher à quelque fiction d’être collectif pour se rassurer, mais aussi pour accroître son sentiment de puissance de l’intérieur de cette adhésion à une identité commune présumée avec tant d’autres autour de lui auxquels pourtant il n’adresserait jamais la parole et avec lesquels il est si empressé d’établir ses distances pour s’en protéger au moyen d’un arsenal de lois et de règlements. (p. 120 et 122)

On ne peut parler de territoire qu’à partir du moment où une détermination, une délimitation se trouvent pratiquées dans le tissu continu de la matière, ou de la nature. La détermination introduite rend possible la délimitation d’un en-deçà et d’un au-delà, du même et de l’autre, du civilisé et du barbare.
Or l’idée d’Empire correspond justement à cette tentative de rétablir un tissu continu, au-delà des délimitations que les hommes ont pratiquées tout au long de ce qu’ils ont appelé leur Histoire. C’est à un redoublement humain de la nature, à l’instauration d’une nouvelle continuité que tend l’Empire. […]
L’Empire pratique une coupe transversale dans toutes les cultures, il permet à chaque culture de se mettre à distance d’elle-même pour mieux s’insérer dans un mouvement de dénouement : chaque culture se dénoue dans son rapport à une autre culture, elle se laisse pénétrer par l’autre en même temps qu’elle le pénètre elle-même. On comprendra dès lors que la culture, au sens de l’Empire, ne puisse plus être assignée à un territoire. Elle exprime plutôt ce mouvement de passage et de dissolution des territoires les uns dans les autres, mouvement incessant dont l’Empire constitue précisément l’espace inassignable, et l’individu, le lieu irréductible. (p. 165-166)

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Critiques

 « D’entrée de jeu, Morin admet souffrir de la condition du sujet québécois, mais contre toute attente, cette souffrance l’a rarement conduit à faire un bout de chemin avec les indépendantistes. […]

De fait, l’intérêt de la réflexion menée par Morin n’est pas tant de faire l’éloge du mondialisme que d’observer les réactions de l’individu […]

Morin observe les bouleversements sociaux du monde contemporain à partir du concept de “réactivité” […] À quoi reconnaît-on les être réactifs ? Par leur manière de perdre de vue une clé de l’aventure humaine, l’accès à l’universel. Pour eux, la culture comme “apprentissage de la distanciation” devient alors suspecte, symbole abstrait d’une dépossession. […]

Cette même lucidité l’empêche aussi de céder à l’illusion de l’idéologie du moi narcissique. […] Son questionnement n’a qu’un but : confronter l’individu à lui-même, afin qu’il “soit capable d’accéder à une existence d’être humain et cesse d’entretenir une réactivité qui n’en finit plus à l’égard de ce qu’on exige de lui comme être humain, notamment ce qu’on exige de lui comme autonomie et rationalité.” De ce point de vue, l’œuvre de Michel Morin nous rappelle à quel point il est difficile, très difficile, d’élaborer une pensée ou une politique qui pourrait guider notre entrée dans la modernité. »

André Baril, Combats, printemps-été 2005.

« L’identité fuyante est une lecture costaude, comme tous les ouvrages qui sortent des sentiers battus. “Rien ne va de soi en ce pays depuis qu’il existe, à commencer par son existence même”, constate Michel Morin. Mais si, au lieu d’être le problème, cette incertitude était la solution ? L’indépendance, selon certains, ferait enfin de nous un peuple comme les autres. Or, s’il nous est difficile de nous affirmer sur le plan culturel, cela tient justement à ce désir de “se modeler sur les autres. Les grands autres. Image de la maturité, de la normalité à laquelle les peuples, comme les individus, s’en remettent par fatigue, par épuisement. Un peuple jeune est sans identité. Un peuple qui reste jeune reste sans identité.” S’il existe une identité québécoise, elle est fuyante : ce qui fait de ce pays ce qu’il est, c’est de ne pas en être un tout à fait ! Les lecteurs et lectrices qui en ont assez de voir le débat sur la question nationale s’empêtrer dans les partisâneries politicailleuses trouveront une heureuse voie de sortie dans L’identité fuyante. »

Pierre Monette, Entre les lignes, printemps 2005.

« Michel Morin ne dérange pas que par le propos, il dérange aussi par la forme. L’amateur de thèses simplistes, univoques et systématiques sera en effet déçu à la lecture de l’essai L’identité fuyante qui propose plus qu’il ne dispose. S’il lui arrivait jamais de lire Créer un monde (2000) ou Désert (1988), alors là, sans doute, il perdrait tous ses moyens devant cette écriture condensée, méditative et allusive. L’écriture de Michel Morin ne vise pas tant en effet à démontrer rigoureusement qu’à reproduire le mouvement de la pensée. La « vérité », si vérité il y a, sera donc celle de l’intersubjectivité. […]

Ce type d’écriture demande donc de la part du lecteur une très grande disponibilité et une attention soutenue à sa propre pensée pour pouvoir entendre celle de l’autre. Bref, le péché originel de Michel Morin ne fut pas seulement d’avoir écrit des essais philosophiques, ou encore d’avoir réfuté la prétention des idéologues de la libération nationale à la veille du référendum de 1980 avec son Territoire imaginaire de la culture, écrit en collaboration avec Claude Bertrand, mais aussi d’avoir une pensée et un style originaux. Ce sont là des choses que l’on ne pardonne pas facilement à un penseur… Quelle angoisse en effet devant une écriture et une pensée que l’on ne saurait classer ni identifier du premier coup d’œil ! »

Simon Nadeau, Contre-jour, printemps 2006.

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