Michel Morin, site officiel
Contre Jour no9

L’identité fuyante : de la nation…
à l’Empire

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Contre-jour. Cahiers littéraires, no 9, printemps 2006, p. 171-179.

À cet individualisme — clé de l’époque — il est contre-indiqué d’opposer un quelconque collectivisme(qui a fait son temps sous sa forme traditionnelle — les églises ou assemblées de croyants — et dont le retour sous la forme socialo-communiste s’est consommé dans l’échec). Il faudrait plutôt lui opposer un individualisme d’une autre trempe — intériorisé, non volontariste —, animé par le rapport à la source — au Désir —, expressif en ce sens, producteur d’effets.

Michel MorinL’identité fuyante, Montréal, Les Herbes rouges, 2005.

Mais qui est donc Michel Morin, né en 1949 et auteur d’une douzaine d’essais dont le dernier, L’identité fuyante, cherche à aborder, de l’« intérieur », la question identitaire comme elle peut être vécue au Québec dans son rapport à la modernité, à la culture, à l’universel et au politique ? Cet essai renoue avec l’un des fils conducteurs de l’œuvre de Morin qui, du Territoire imaginaire de la culture (1979) à Souveraineté de l’individu (1992), en passant par L’Amérique du Nord et la culture (1982), n’a jamais cessé d’explorer les voies et les conditions de possibilité de l’émergence de l’individu au Québec, et ce dans le contexte nord-américain. Cette préoccupation peut être comprise comme l’inscription sensible, sociale et politique d’une démarche  philosophique  et  d’un  parcours créateur beaucoup plus vastes dont les huit autres essais témoignent. Or, malgré ces douze essais remarquablement bien écrits et l’envergure de la pensée qui s’y déploie, se recoupant à plusieurs endroits sans jamais cesser de se renouveler, Michel Morin reste un auteur semi-clandestin. Il est sans doute le grand oublié des anthologies de l’essai québécois. Et pour cause ! Lors d’une recension de son dernier essai, le critique Louis Cornellier du Devoir (édition du 22 janvier 2005) se plaignait de ce que l’auteur n’écrive pas « pour du monde ». Le critique, transformé pour les besoins de la Cause en censeur, sortit le célèbre argument de la clarté et du bon vieux sens commun inhérent au « nous autres » pour ne pas avoir à rendre compte clairement et de manière courageuse de ce qui, dans cet essai —quitte à le discuter par la suite s’il n’était pas d’accord —, remettait en question l’idéologie nationaliste tout en dévoilant le mécanisme intérieur de l’adhésion des intellectuels québécois à la Cause. On préféra mettre le couvercle, « tenir ça mort », comme on dit chez nous… Je me proposerai donc d’en rendre compte ici.

Michel Morin ne dérange pas que par le propos, il dérange aussi par la forme. L’amateur de thèses simplistes, univoques et systématiques sera en effet déçu à la lecture de l’essai L’identité fuyante qui propose plus qu’il ne dispose. S’il lui arrivait jamais de lire Créer un monde (2000) ou Désert (1988), alors là, sans doute, il perdrait tous ses moyens devant cette écriture condensée, méditative et allusive. L’écriture de Michel Morin ne vise pas tant en effet à démontrer rigoureusement qu’à reproduire le mouvement de la pensée. La « vérité », si vérité il y a, sera donc celle de l’intersubjectivité. Je veux dire par là que le lecteur, refaisant le chemin que l’auteur aura d’abord suivi et dont l’écriture est la marque, pourra reprendre ou non cette réflexion à son compte en la réactualisant au fil de sa lecture. Ce type d’écriture demande donc de la part du lecteur une très grande disponibilité et une attention soutenue à sa propre pensée pour pouvoir entendre celle de l’autre. Bref, le péché originel de Michel Morin ne fut pas seulement d’avoir écrit des essais philosophiques, ou encore d’avoir réfuté la prétention des idéologues de la libération nationale à la veille du référendum de 1980 avec son Territoire imaginaire de la culture, écrit en collaboration avec Claude Bertrand, mais aussi d’avoir une pensée et un style originaux. Ce sont là des choses que l’on ne pardonne pas facilement à un penseur… Quelle angoisse en effet devant une écriture et une pensée que l’on ne saurait classer ni identifier du premier coup d’œil ! Dans le contexte de la culture québécoise, ou canadienne-française, soit celui d’une petite culture qui a peine à se faire reconnaître internationalement, il devient en outre hasardeux, pour le critique qui craindrait de se tromper, de reconnaître ce qui, au sein même de cette culture, est le plus original et le plus singulier.

Cette bonne vieille tradition, qui longtemps fut chère à l’élite intellectuelle canadienne-française — tradition qui vise à excommunier celui qui s’arrache au magma collectif —, si elle s’est atténuée depuis la Révolution tranquille, n’est pas pour autant disparue. S’il faut en croire Michel Morin, il y aurait eu « quelque chose de manquédans le fameux passage du Québec à la modernité. De manqué dans la pensée, dans la culture — sauf peut-être en art. C’est le moment du détachement de l’individu, de la pensée individuelle. De son affirmation ». Or, écrit-il encore, « il fallait penser le moment de la désintégration du tout. On s’est plutôt employé à le reconstituer. Aussitôt qu’il s’est mis à se défaire. De manière à ce que le “nous”, le “on” paraisse ne pas avoir été entamé ». Et c’est ainsi que celui qui cherche à faire « cavalier seul » aujourd’hui risque encore et toujours, au Québec, à cause de ce « ratage » d’un passage réfléchi à la modernité, de rencontrer l’opposition de ces nouveaux « clercs » qui ont remplacé les anciens, gardiens « laïcisés » de l’intégrité culturelle et nationale du Québec.

La foi en un hypothétique salut par l’Histoire, partagée par nombres de ces « partisans de la souveraineté nationale à tout prix », est un autre de ces fantasmes, le « fantasme du collectif », dira Morin, qui vise à occulter la plainte du sujet moderne, plus que jamais abandonné à lui-même, inquiet.  « Il faut entendre, nous dit l’auteur, le“nous” en son sens moderne comme la dernière épave à laquelle le “je” fissuré, inquiet, abandonné tente de s’accrocher pour se faire croire qu’il sait encore qui il est ou simplement qu’il est encore quelque chose. » Mais cet état d’inachèvement et d’incomplétude que vit le sujet moderne n’est pas que négatif ; il peut aussi, s’il n’est pas occulté, être transformé en une source d’affirmation et d’expression créatrice. Si l’homme est « un être risqué », comme dirait Heidegger, il est aussi celui qui peut reconfigurer le réel, engendrer une nouvelle réalité, « créer un monde », pour reprendre le titre d’un autre livre de Morin. Selon l’auteur de L’identité fuyante, l’idéal d’un État-nation qui prendrait en charge l’identité d’un peuple et la  défense de cette identité  est un idéal qui est loin d’aller de soi, d’autant plus que tout recours à un « nous collectif » et rassembleur tombera de moins en moins sous le sens à une époque fortement marquée, sur le plan de l’« évolution » historique, si l’on peut encore parler ainsi, par « une individualisation toujours plus prononcée au sein des populations, d’une différenciation  croissante des individus, et par conséquent, des manières de vivre, de parler, de penser ».

Morin fera remarquer dans un chapitre intitulé « Le salut par l’Histoire ? En marge d’un certain référendum »que ce que cette « nation » perd en sécurité, elle le gagne peut-être en liberté. En ce sens, la situation du Québec, si elle reste ambiguë au sein du Canada et précaire dans l’ensemble de l’Amérique du Nord, n’est pas nécessairement à déplorer. Le contact de l’Autre peut certes nous ébranler, mais il peut aussi nous irriguer. Et, pourquoi pas ?, être le motif principal de ce que l’on nomme l’émulation ? Lorsqu’on parle de « souveraineté », il faut en outre se rendre compte qu’il s’agit d’une souveraineté qui passe d’abord par l’État. Or, cet État n’est pas nécessairement aussi préoccupé de « liberté » qu’il ne l’est d’« identité ». Lorsqu’on parle de souveraineté, il faut savoir de quelle souveraineté l’on parle : celle de l’État ou celle de l’individu à qui l’on reconnaît désormais le droit d’inventer sa vie et son destin. Michel Morin se méfie donc de l’État, il préfère le tenir à distance, le forcer « à rester en retrait »,  comme Henry David Thoreau, l’auteur de La désobéissance civile, plutôt que de lui vouer un culte doux et secret, mais ô combien dévastateur.

Ce retard quant à la « maturité » historique de l’État québécois, que l’on voudrait voir « majeur et vacciné », pour qu’il puisse enfin prendre part au grand concert des nations, cet état d’inachèvement donc, tout comme pour l’individu, peut être la source d’une plus grande créativité. C’est là le pari de l’auteur. Mais il faut être capable d’y consentir. Autrement, l’insatisfaction et le ressentiment brûleront toutes les énergies créatrices. Dans un texte intitulé « De l’immaturité consentie », Morin, qui s’interroge sur la place de la philosophie au Québec, dira que celle-ci n’a pas vraiment pris forme faute d’avoir pensé le vide qui a surgi au détour du passage de la société québécoise à la modernité. Naguère étouffée sous un dogmatisme emprunté et imposé (le thomisme), la philosophie au Québec, au lendemain de la Révolution tranquille, s’est rapidement mise au pas des grandes Références modernes, mimant ainsi, encore une fois, l’universel et la maturité. Quant à l’individu, subitement apparu, l’on préféra, plutôt que de penser son émergence et lui donner une substance, forger un « archétype abstrait », l’homo quebecensis, dont les sciences dites humaines reconstituèrent l’identité et les paramètres. Pourtant, en creux, nous dit l’auteur, cette immaturité consentie aurait pu être une façon d’accéder à l’universel, s’il s’agit bel et bien de l’enjeu de toute culture que de penser son accès à l’universalité à travers la philosophie. C’est dans ce creux, « dans le vide et l’abîme (de Dieu, de la Vérité, de  la Référence) qu’il [aurait fallu] séjourner en pensée afin de prendre toute la mesure du non-pensé qui est à la source de la culture du Québec moderne. » « C’est du sein de l’approche de cette intériorité vivante qui exige du philosophe  qu’il  se rende d’abord attentif à sa propre  expérience intérieure  que peuvent devenir possibles cette refonte conceptuelle dont parlait Jacques Brault, ce réexamen patient des théories et philosophies existantes et ce risque couru d’une parole neuve […] ». C’est par cette démarche que l’accès de la culture québécoise à l’universalité, à travers la philosophie, aurait pu être ménagé. Remarquons au passage que même si Michel Morin ne parle pas de lui dans ce texte, c’est cette démarche qu’il poursuit et met en œuvre depuis maintenant près de trente ans, démarche réflexive et créatrice qui n’a pas été encore reconnue à sa juste valeur au Québec.

Or si jusqu’à maintenant nous nous sommes efforcés de dégager avec l’auteur de L’identité fuyante le versant positif de l’inachèvement et de l’indétermination, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas aussi une souffrance liée à cet état fuyant de l’identité, tant nationale qu’individuelle. Dans « Le “déprimé explosif”. Hubert Aquin et la “fatigue culturelle du Canada français” », Michel Morin fera ressortir le caractère sourdement dépressif d’une société qui, sur la scène des grandes nations qui font l’Histoire, reste pratiquement ignorée et où rien ne semble « porter à conséquence : que l’on agisse ou non, que l’on crée ou non, que l’on s’efforce ou non ». Sur le plan de la culture, celui dont le milieu d’appartenance semble ne pas avoir contribué aux « grandes œuvres » de l’humanité y est quant  à lui sans cesse exposé. Mais qui donc se soucie de lui, surtout s’il œuvre dans le domaine de la culture ? D’où la tentation d’un recours à l’État : pour le sauver, pour le faire entrer dans l’Histoire, pour que l’on se soucie enfin de lui, de nous… Voilà, selon l’auteur, le ressort interne de l’adhésion des intellectuels québécois à la souveraineté du Québec. Si ce mal est réel, c’est d’abord sur l’individu qu’il s’abat, et ce, même si ce mal tient au milieu, à certains événements historiques, etc... Morin, on l’a dit, ne croit pas aux solutions collectives qui viseraient à en finir une fois pour toutes avec ce mal. Si l’individu a besoin d’être « accompagné », il n’a pas besoin d’être pris en charge. Il devrait plutôt, comme il l’écrit, chercher à « développer des solidarités actives ». « Il faut, note-t-il encore, non seulement faire exister un espace imaginaire, mais réinventer la “société”, c’est-à-dire recréer le lien d’abord rompu par delà les liens organiques et les solidarités ataviques entre individus “émancipés” ou en voie d’émancipation. » L’« attentat créateur » est l’une des façons par lesquelles l’individu peut attenter à la déprime ambiante en réinjectant l’énergie refoulée de son milieu dans le milieu « de manière à le porter à un autre niveau  d’existence. » Mais cet « attentat créateur » devra être soutenu et repris par d’autres pour ne pas rester nul et non avenu dans cette société où rien ne semble porter à conséquence.

Ce rapport à l’universalité, à l’Histoire et à ce mal de ne pas vraiment en faire partie, ou très marginalement, traverse tout le premier texte de L’identité fuyante, intitulé « La mère patrie », texte dont la consonance est essentiellement autobiographique. Ce texte qui ouvre le recueil ancre donc toute cette problématique de la question identitaire et du rapport à l’universel ou, si l’on veut, à la langue du Père resté de l’autre côté de l’Atlantique, dans la vie et l’expérience de l’auteur. Morin cherche à dire ici ce qui l’a amené à s’intéresser à la philosophie et à écrire. Il cherche aussi à retracer en ces pages l’arrachement nécessaire par lequel tout créateur devra passer pour accéder à la « langue du Père » que Morin oppose à la langue vernaculaire, soit celle de la « Mère ». Mais cet arrachement nécessaire au « magma local » est peut-être encore plus douloureux pour un individu issu d’un milieu dont les voies menant à l’universalité sont loin d’être royales… Peut-être  est-ce à cause de la douleur liée à cet arrachement que l’on devient penseur, comme le laisse entendre Morin, pour « apprivoiser la rupture en refaisant le trajet, allant sans cesse d’un point à un autre, de l’origine à la destination, de la destination à l’origine. » En d’autres mots : pour apprivoiser le fossé entre le « corps » et  l’« esprit ».

Cette réflexion de Michel Morin sur le sort moderne de la question identitaire et de son ancrage dans la société québécoise prend une autre dimension, plus abstraite et plus globale, dans la deuxième partie du recueil. Dans la préface intitulée « Pro-duire », Morin précise que lorsqu’il cherche à penser dans sa positivité le concept d’Empire, cela ne veut pas dire que le procès à l’œuvre dans l’idée d’Empire n’est pas aussi menaçant et angoissant pour « ce qui constitue l’humanité de l’homme, son intériorité parlante ». Cette menace que le productivisme généralisé fait courir à l’« intériorité parlante » de l’homme, Morin en a déjà  largement  fait  état dans des essais comme Vertige !(2002), où la part critique est beaucoup plus importante. Toutefois, nous dit l’auteur, cette angoisse qui nous prend devant l’Empire, c’est-à-dire devant la dissolution des représentations établies (entre autres nationales) sous l’égide d’un productivisme généralisé (que l’on peut aussi appeler la mondialisation)  ne devrait pas nous empêcher de voir la « fécondité » et l’ « expression généralisée » à l’œuvre dans ce processus.

À condamner la tendance à la production et à l’appropriation de biens matériels, en d’autres mots, la nécessaire objectivation de l’entreprise humaine et ce qui s’y ex-prime, n’œuvre-t-on pas, demande Michel Morin, à entretenir l’insatisfaction et le ressentiment, plutôt qu’à reconnaître que le bien est indivisible, mais qu’aucun bien, à commencer par les biens de l’esprit, n’advient autrement qu’en vertu d’un effort toujours à re-prendre ; à reconnaître ainsi que l’activation de l’humanité à produire toujours plus de biens matériels constitue un milieu ambiant favorable à l’activation sur un autre plan, celui de l’esprit et des langages signifiants, de manière à faire apparaître d’autres biens, plus précieux et plus rares, comme l’écrit Spinoza à propos de la sagesse ?

Autrement dit, pour Morin, l’orientation productiviste de notre civilisation n’abolit pas nécessairement la quête et la production de biens autres que matériels, peut-être même les suscite-t-elle en nous mettant tous, à l’instar de Montaigne, en branle. Cette idée de l’« activation généralisée » et de la « poussée à l’expression » propres à la logique de l’Empire reprend l’idée centrale du texte « Productivité, expressivité » publié dans Vertige !. Dans ce texte, Morin disait qu’il fallait « reprendre à son compte » la puissance libérée par le productivisme généralisé pour « faire advenir le maximum d’expression »,  plutôt que de se situer « en deçà de la puissance énergétique libérée par lui ». À l’« individualisme de surface », ou de masse, Morin entendait dans ce texte opposer un « individualisme de fond » capable de dépasser et de faire craquer le moule de la conformité ou du repli du moi sur lui-même (voir la citation mise en exergue).

Or, dans le premier texte de la section de L’identité fuyante intitulée  « Approches de l’Empire », Morin fait apparaître le rapport néantisant qu’entretiennent la plupart des intellectuels à l’endroit de ce productivisme généralisé et du monde de la technique en général. Dénonçant « l’influence pernicieuse et aliénante des médias modernes de communication », s’enfonçant de plus en plus dans les contestations de type revendicatif, ces intellectuels refusent du même coup « le seul usage positif » du médium qu’ils défendent, soit le langage et l’écriture. Morin cherche ainsi à penser l’immanence de la conscience pour sortir du supposé état d’aliénation de l’individu face aux différents médias dans lesquels il s’investit. Le second texte de cette section, remet en question tous ces paradis de l’éternelle « absence à soi », qu’il s’agisse de l’Inconscient, des mouvements réactifs de Libération Nationale ou de la Libération de la Femme, qui ne veulent tous que renverser le rapport sujet/objet, mais sans jamais remettre décisivement en question ce rapport — les majuscules servant ici à souligner l’idéologie qui se cache derrière ces paradigmes.

Selon Morin, la logique de l’Empire dissoudrait ces oppositions binaires, qu’il s’agisse de celle du Colonisateur et du Colonisé, de l’Empire et de ses Provinces, de l’Homme et de la Femme ou encore du Moi et de son arrière-Moi, pour de ne plus laisser que des « libertés en acte » s’affronter ou se soutenir dans le « continuum humain [rétabli par l’Empire] par delà tous les découpages territoriaux qui ont été pratiqués dans l’Histoire. » De plus, l’Empire n’est pas l’État-Léviathan que l’on pourrait croire. Morin prend soin d’opposer à l’Empire l’État idéologique. Le but de l’Empire n’est pas d’enrégimenter les libertés, au contraire, il s’en régénère et les garantit, et c’est là le lieu de sa véritable puissance, c’est-à-dire de l’effectivité de sa puissance, productrice d’effets de toutes sortes. « Si l’Empire paraît réduire les différences, écrit Morin, c’est qu’il instaure un nouvel ordre culturel, qui n’est plus national, ni même international, mais transnational. » Cet ordre culturel procède de l’individu, de l’individu rendu à lui-même. L’Empire pratique une « coupe transversale » dans toutes les cultures et permet à celles-ci de se regarder à distance ainsi qu’à l’individu d’apparaître, d’émerger de son milieu d’appartenance. L’idée d’Empire ne peut être identifiée à aucun État, serait-ce le plus puissant du monde, puisque sa logique est de dissoudre les frontières, de démultiplier les repères et les métropoles. Ces textes de Morin (déroutant, il est vrai, de prime abord), visent donc avant tout à dégager la puissance agissante à l’œuvre dans l’idée d’Empire, puissance dissolvante qui remet en question les découpages territoriaux et les appartenances traditionnelles, en même temps qu’elle permet un essor sans précédent de la productivité humaine, productivité qui, comme le laissait entendre la préface, ne se limite pas aux biens matériels, mais peut aussi produire des « biens » d’une toute autre nature, qui —dans leur expression la plus haute —, étrangement, nous délivre de la matérialité et de ce trop plein de réalité propre à notre civilisation.

Ce n’est donc pas au travail à la chaîne que Morin nous convie, mais à son dépassement, dépassement rendu possible par une activation sur un autre plan, celui de la culture et de la pensée. C’est dans cette logique globale, immanente à l’Empire, que l’auteur nous invite, en terminant, à penser le caractère fuyant de l’identité, qu’il s’agisse de l’identité de l’homme moderne en général ou de celle propre à la société québécoise.

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