Michel Morin, site officiel

Le territoire imaginaire de la culture

Le territoire imaginaire de la culture

(écrit en collaboration avec Claude Bertrand)

Montréal, HMH, coll. « Brèches », 1979, 182 p.

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Résumé

Ce livre dérangeant est paru à la veille du référendum sur l’indépendance du Québec de 1980 dans un climat fortement politisé. De quoi était-il question à l’origine dans ce livre ? Essentiellement, de deux choses : ouvrir la culture à son véritable territoire, celui de l’Esprit, du Concept, de l’Oeuvre et de l’Imaginaire, d’où le titre, Le territoire imaginaire de la culture, et, parallèlement à cette problématique du territoire (ou de déterritorialisation), il s’agissait pour les auteurs de penser le moment historique qui est le nôtre, soit celui « de l’éclatement des nationalités et des États, et partant, de toutes les formes d’organisation sociale et économique qui, en mettant l’accent sur la collectivisation, favorisent, on le sait, le resserrement des nations et le renforcement des États. »

Pour les auteurs Morin et Bertrand, l’Amérique constitue une chance, une chance pour s’ouvrir à tout ce qui n’a pas été pensé et, lorsque cela a déjà été pensé, à le re-penser ailleurs et autrement. Dans la première partie du livre, intitulée « L’exigence de la culture », les auteurs chercheront à montrer en quoi la culture est toujours, lorsqu’elle s’en tient à son concept, un effort de re-commencement, irréductible à tout donné, qu’il soit national ou autre. Le « sens de l’œuvre affirmé et promu par un nombre restreint d’individus à l’intérieur d’une société » relève toujours d’un cas singulier. C’est dire que le territoire propre à la culture est d’abord imaginaire puisqu’il naît de cas singuliers qui doivent s’arracher à ce qui est déjà là pour faire exister autre chose, une autre dimension. Si les œuvres en viennent à s’identifier à une nation, pensent Morin et Bertrand, ce n’est pas parce qu’elles reflètent de prime abord cette nation, mais plutôt parce que ces œuvres auront eu assez de force pour modifier la représentation que la nation se fait d’elle-même.

Dans la dernière partie du livre, les auteurs démasqueront l’idéologie à l’œuvre dans le projet indépendantiste québécois. Morin et Bertrand pensent que la culture, plutôt que de chercher à se nationaliser, devrait chercher à se « dépayser ». La « fixation identitaire » et la « culture-reflet » auraient en effet tendance à « bloquer l’émergence d’un mythe culturel original. » Pour exister culturellement, le Québec doit cesser de revendiquer cette culture qui n’est ni française ni québécoise mais en devenir et en formation dans ce « pays de nulle part ». Pour Morin et Bertrand, la Culture ouvre sur l’expérience de l’abstraction, alors que la nation est, par excellence, ce qui est donné, le lieu de la naissance. Quant à l’État, il est ce qui arrache l’individu à sa nation, à toutes ses petites caractéristiques locales et colorées. Il faut chercher la culture ailleurs que dans les États, les deux termes étant en compétition et se renforçant l’un par rapport à l’autre. À vouloir réduire l’État et la culture à la nation, l’on tue la culture en la figeant dans une représentation nationale et l’on pervertit l’État en lui assignant des buts qui ne sont pas les siens.

La culture, quoiqu’ayant pour territoire un territoire imaginaire, ne sort tout de même pas de nulle part, même si elle habite « le pays de nulle part ». Ce qu’il faut voir dans cet ouvrage, ce n’est pas la négation de ce quelque part : l’Amérique y est à tous moments pensée, tout comme le rapport à la tradition française et européenne. Non, ce qu’il faut y voir, c’est la chance et l’avenir qui se dégagent de cette Amérique qui ne demande qu’à être pensée et redécouverte. Ce livre cherche donc à inaugurer un nouveau territoire, celui de la culture, pensé ou re-pensé à la lumière de l’expérience américaine. Ce territoire, c’est celui qu’habiteront les individus libres, authentiques et créateurs de toutes les nations et de tous les continents. Quoi de plus contemporain, à l’heure de la mondialisation, que ce concept du Territoire imaginaire de la culture élaboré vers la fin des années 70 par Morin et Bertrand.

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Extraits

Cela revient à dire que le territoire d’un peuple est d’abord une réalité imaginaire qu’il s’approprie à travers sa culture, et qui, à aucun moment, ne saurait être considérée comme dépendante ainsi que d’une condition sine qua non d’un territoire réel ni de la définition de ce territoire dans le cadre d’un contrat social. Aussi ceux qui font  procéder l’affirmation d’une culture de l’avènement d’un contrat social et de  l’appropriation d’un territoire réel,  risquent-ils d’éluder complètement la question de la  culture, en faisant l’économie des œuvres qu’il incombe aux individus de réaliser. (p. 30)

Or la puissance imaginante de l’homme, sans être indifférente au salut de l’espèce, ne s’y laisse jamais totalement réduire, et peut même y échapper au point de le mettre en péril et de faire courir à l’homme un risque essentiel : si l’homme, effrayé, cherche à éviter ce risque, à s’en protéger, il se vouera au travail, trouvant dans les œuvres du travail une garantie de survivance à laquelle il pourra toujours s’en remettre ; mais il peut aussi accepter de courir le risque, de s’y prêter, de s’y livrer même, alors plus aucune garantie ne lui sera définitivement donnée, et il devra, livré à l’errance, sans cesse trouver dans les œuvres de son imagination, dans les apparences innombrables qu’elle fait sans cesse surgir sur sa route, l’abri, provisoire et incertain, où il pourra se reposer. Ce risque de l’activité imaginante de l’homme ne se laisse jamais vraiment conjurer ni désamorcer définitivement dans le travail, mais trouve toujours des issues dans de multiples œuvres, dépourvues d’utilité sociale, qui constitueront peu à peu l’autre du travail, cet autre monde idéal dans lequel les hommes pourront trouver une compensation à la réduction et à l’asservissement dont ils sont toujours victimes dans l’activité du travail. (p. 41-42)

L’inlassable complaisance à définir et redéfinir la « québécitude », ses thèmes, ses personnages, sa langue ne correspond-elle pas à cette incapacité d’exister en tant qu’individu en rapport avec son œuvre, et à dégager celle-ci, le territoire imaginaire qu’elle instaure, d’une trop grande adéquation au territoire réel et à la vie réelle de ses habitants ? Ne se produit-il pas un alourdissement de l’imaginaire à vouloir ainsi sans cesse l’ancrer, l’accrocher au réel, le faire coïncider et le résoudre en un reflet où la culture elle-même s’éteindrait dans une telle reconnaissance ? Y a-t-il alors lieu de s’étonner de ce qu’un sentiment d’aliénation se développe à l’égard de la culture française, entretenu qu’il est par une nostalgie de celle-ci qui serait l’exact pendant de l’incapacité ressentie à la renouveler, à la recommencer, larguant l’imaginaire au-delà des inhibitions et des frontières de toute sorte ? (p.107)

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Critiques

« Toute proportion gardée, Le Territoire imaginaire de la culture de Michel Morin et Claude Bertrand est au Québec des années 1970 ce que, cent ans plus tôt, les Considérations  intempestives ont été à l’Allemagne de Otto vonBismarck : une bombe culturelle pour miner, faire voler en éclats les certitudes bétonnées, fondées en Allemagne sur l’unité politique retrouvée, et au Québec, sur l’avènement du Parti québécois, espoir pour beaucoup d’une souveraineté à portée de main. C’est précisément son “intempestivité” radicale qui fait que l’essai, ostracisé dans les milieux nationalistes qui tenaient alors le haut du pavé, est resté toujours actuel, n’a pas perdu sa puissance d’interpellation, justement parce qu’il allait à contre-courant des slogans unanimistes des porte-drapeaux et porte-voix nationalistes de l’époque. »

Heinz Weinmann, Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, Montréal, Fides, 1994.

« Appel à la liberté redécouverte de l’américanité dans son dynamisme et sa multiplicité, éloge d’une pensée en mouvance perpétuelle et qui va de l’avant, telles sont les caractéristiques du territoire imaginaire de la culture. Il s’agit bien d’un ouvrage excellent, qui fait penser profondément. »

Patrick Imbert (Université d’Ottawa), Le Droit, 29 décembre 1979.

« Les intellectuels et écrivains actuels n’ont que rarement cette distance intérieure vis-à-vis du territoire réel et des mythes historiques liés à une pure “québécitude”. Cette distance seule permet de faire advenir un nouveau territoire imaginaire favorisant la création de mythes nouveaux et la mise en rapport du territoire réel avec “d’autres territoires, à la fois réels et imaginaires”. […]
La situation historique du Québec se prête à la constitution d’un espace social de liberté tout aussi large qu’original. […] Utopie sans doute, mais utopie motrice. Si l’ordre social est indépassable, sa contestation l’est tout autant. »

Marc Turgeon (Université du Québec à Montréal), Livres et auteurs québécois, 1979.

« Le texte de Michel Morin et Claude Bertrand tombait comme un pavé dans la mare de la presque unanimité intellectuelle en faveur du “oui”. Cela n’aida pas à l’apprécier à son juste mérite. […] Il constitue pourtant, avec L’Amérique du Nord et la culture. Le territoire imaginaire de la culture, tome II, que lui ajoutera Morin en 1982, la première réflexion importante cherchant explicitement à réfléchir la culture québécoise à partir de l’“éclatement d’un certain cadre remarquablement homogène”. »

Pierre L’Hérault (Université Concordia), Fictions de l’identitaire au Québec, Montréal, XYZ, 1991.

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