Michel Morin, site officiel
Contre Jour no15

Michel Morin, artiste-philosophe

Version d'impression (PDF)

Contre-jour. Cahiers littéraires, no 15, printemps 2008, p. 177-184.
Michel Morin, Le murmure signifiant, Montréal, Les Herbes rouges, 2007.
Michel Morin, Désert, [1988], Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Territoires », 2007.

Michel Morin est un auteur que l’on qualifie tantôt de « philosophe », tantôt d’« essayiste ». Je préfère quant à moi le qualifier d’« artiste-philosophe », reprenant ainsi une expression forgée par Nietzsche en 1872 dans Le Livre du philosophe. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un écrivain. Toutefois, cet écrivain se distingue des autres littérateurs par sa passion pour l’idée,  le concept et ce qu’on pourrait appeler la traversée des apparences. Ce que Morin nous livre dans chacun de ses essais, c’est l’aventure d’une pensée,  le destin  d’un esprit. Partout,  le filtre de  la subjectivité se fait sentir, et ce, même dans les moments les plus théoriques. Lorsque Morin, par exemple, pense dans son dernier ouvrage publié en janvier 2007, Le murmure signifiant, le monde de la représentation, le monde du spectacle, le triomphe de l’image et de l’objet, il les pense du sein de son expérience et de son rapport au monde contemporain. Voici un exemple, entre cent, de cette théorisation que le sujet de l’énonciation vient contaminer :

La construction représentative, le spectacle, s’institue et se trouve recherchée comme compensation à l’effet d’usure produit par le système de production. La souffrance éprouvée au travail, celle de ne pouvoir parler essentiellement ni imaginer, nécessite une compensation qui prenne au moins les apparences de l’imaginaire. En lieu et place de mon pouvoir d’imaginer — à la fois infini et sans figure —, la mise en représentation organisée procure une satisfaction temporaire qui soulage mais en distrayant toujours — en divertissant — du mal qu’il y a à être, et surtout à être sans imaginer. […]
Le représentable, le montrable devient la catégorie par excellence du salut sous cette nouvelle forme. À partir du moment où le désir a un objet, que cet objet est montrable, et, par conséquent, possédable, je ne travaille pas pour rien… (Le murmure signifiant. C’est moi qui marque au caractère gras.)

En faisant craquer le discours théorique, par sa seule présence, le Sujet énonciateur renvoie le lecteur à lui-même, à sa propre subjectivité, l’oblige à se questionner, à se repositionner. Qu’en est-il  de moi,  se demandera-t-il alors ?

Interpellé, le lecteur peut ou non adhérer à cette « force motrice de la vie » (Lukács) qui utilise le concept pour transformer la vie. Au lecteur de suivre cette pente ou de se cabrer…, d’être sensible à ce lyrisme de l’idée et du concept ou de se renfrogner. Car le savoir chez Morin n’est jamais gratuit, au sens où il se suffirait à lui-même. Si, par exemple, Morin distingue conceptuellement dans Le murmure signifiant toujours deux types de cinéma, c’est parce que l’un deux (le cinéma-spectacle) engourdit l’esprit tandis que l’autre (le cinéma en tant qu’art) l’éveille et le met en mouvement. Ainsi, la théorie ne me paraît dans ce livre jamais très loin de ce que nous pourrions appeler un « art de vivre » : elle dirige la vie (la vie pensante) dans un certain sens plutôt qu’un autre. « Il s’agirait de briser l’écran, est-il écrit, opaque dans sa transparence prétendue ». Alors, brisons-le ! Comment ? En « remettant en rapport les images en mouvement avec les êtres et les choses en mouvement », en devenant de plus en plus artiste (c’est-à-dire prompt à transposer sur le plan symbolique l’expérience intérieure), en développant, comme le cinéma peut nous l’enseigner, notre attention aux « moindres aspects du réel », — les plus insignifiants étant toujours nimbés d’« esprit ». Bien sûr, cet « art de vivre » que l’écriture de Morin esquisse tout en prenant acte de la condition de l’homme moderne ne changera pas cette condition du jour au lendemain. On pourrait en effet reprocher à Morin de ne proposer dans ce livre aucune solution globale ni projet politique. Sa politique, si politique il y a, est minimaliste en ceci que son écriture s’adresse à la conscience de chacun pris individuellement. Telle est cependant sa force, même s’il faut avouer que cette force s’avère bien discrète dans le contexte de la civilisation actuelle. Ce parti pris pour la conversion des consciences plutôt que n’importe quelle action sociale ou politique pourrait agacer ceux qui croient davantage au politique ou qui, dans le sillage des Lumières, voudraient que l’intellectuel se pose en réformateur de l’état social.

Dans Le murmure signifiant, Michel Morin ne se pose pas en réformateur de l’état social ; il prétend seulement (bien humblement) conduire peu à peu le lecteur (et non la société en bloc) à prendre conscience de l’étrange réalité de ce qui échappe à la prise et au « schéma représentatif ». Voilà sans doute pourquoi il questionne sans relâche la répercussion intérieure de l’« expérience sensible », lieu par excellence de toute symbolisation chez l’individu. D’où la nécessité pour l’auteur d’interroger dans ce livre ce qu’il en est de l’expérience sensible de l’homme d’aujourd’hui dans son rapport aux moyens techniques et au monde du spectacle. D’où l’urgence, aussi, de repenser ce que l’art moderne et un certain cinéma peuvent nous enseigner sur la « germination du sens », la perception, la répercussion interne des phénomènes et l’essor d’une conscience rendue sensible à force d’attention portée aux moindres aspects du réel. Faisant en outre la guerre tout au long de cet essai à l’idéologie moderniste et techniciste propre aux sociétés industrielles avancées, Morin s’attaquera entre autres, parmi les nombreux exemples qu’on pourrait donner de cette lutte contre les dérives de la civilisation productiviste, à cette frénésie objectivante qui caractérise l’essor des nouvelles communications :

La fuite hors de soi, écrit-il, devient vite compulsive : on ne se supporte plus, on ne supporte plus l’autre que « hors de soi ». La haine de soi devient le ressort de la « communication » qui se veut toujours « objective », intolérante à toute sensibilité, à toute subjectivité sensible. Chacun, attelé à son ordinateur producteur de « messages » constitués de « signes-objets », cherche compulsivement à en finir avec soi, la source, le souffle, le signe, l’autre, le sens ; autant de termes d’ailleurs déconsidérés, voire tombés en désuétude. […] C’est l’être sensible, vivant, son frémissement dans les signes, qui sont réputés « archaïques », bref, la vie elle-même, trop « primitive » pour être prise en considération.

Cet aspect critique de l’essai, qui poursuit en ce sens un livre comme Vertige! du même auteur et qui concerne chacun de nous dans son rapport au monde moderne, est probablement nécessaire pour qu’advienne ce que l’auteur appelle en fin de parcours la « résurrection des corps », c’est-à-dire le devenir-signifiant de cet être qu’on dit humain et qui a le pouvoir, écrit Morin, de se doter d’un corps symbolique, un corps de mots, de sons ou d’images, en sus de son corps propre. Dès lors, le murmure signifiant qu’évoque le titre de l’ouvrage et l’« appel des signes » pourront peut-être se faire entendre :

Dès qu’il y a pensée, il y a quelqu’un pour penser. Le « sens » se lève et cherche à s’exprimer. Telle est la « parole » ou logos immanente au penser et à l’exister-pensant. Le « murmure signifiant » est la première modulation, le premier mode d’advenue de la parole et du sens indissociablement. À même le vivant-pensant, à fleur de vivant, ça parle, et, dès que ça parle, l’être, le monde advient au sens. […] D’où l’appel des signes pour traduire et transposer en sa réalité propre, c’est-à-dire en un « langage », ce qui ne saurait rester contenu à l’intérieur des « corps » et de leurs fonctions vitales, s’il s’agit de corps vivants.

Il n’est pas inutile, selon moi, d’avoir à l’esprit lorsqu’on lit Le murmure signifiant, livre dense et protéiforme s’il en fût qui peut parfois dérouter le lecteur, ce mouvement général de la pensée pour s’y retrouver dans cet essai aux multiples ramifications, dont la quasi-totalité des chapitres sont écrits par fragments, et ce même si le Tout (la « vision du monde ») ne subsume pas les parties et ne nous dispense pas de porter attention à chaque hiéroglyphe que trace la main de l’auteur sur le papier, car le « sens » n’est jamais donné une fois pour toutes, il est « en route… et en déroute », pour évoquer le titre d’un des chapitres du livre. S’il est dans la nature de l’être pensant « de dévoiler une “logique”, comme l’écrit Morin, c’est-à-dire un “Logos” à l’œuvre, une cohérence en train de se faire », cette cohérence ne nous précède ni ne nous dispense du risque de l’exister, puisqu’elle se cherche et ne se constitue qu’à travers de multiples défaillances.

Mais peut-on encore aujourd’hui, sommes-nous en droit de nous demander après avoir lu ce livre, être attentif à cette cohérence qui se cherche du sein du plus intime et du plus intérieur de soi, écoute à laquelle nous convie Morin, alors que tous les moyens techniques et la civilisation contemporaine dans son ensemble en viennent à nier toute intériorité à l’être humain, à occuper et capter son imagination et sa sensibilité, à lui faire croire que tout est à chercher au dehors, qu’il n’y a rien qui soit hors ce qui peut être représenté, là, devant soi, à portée de main, facilement reconnaissable et assimilable ? Si Morin avait cru la chose impossible, il n’aurait sans doute pas pu écrire ce livre qui, par-delà l’aspect critique, ne cesse d’affirmer, de croire et de proposer. Est-ce là naïveté, foi aveugle ou foi éclairée de la part de l’auteur ? À chacun de juger dépendamment de l’état de perdition dans lequel il croit les sociétés modernes engouffrées. Toujours est-il que Morin ne semble pas pouvoir se contenter d’une attitude exclusivement critique. Rappelons-nous que le nihilisme demeure la tentation la plus proche et peut-être la plus universellement partagée dans nos sociétés modernes. À l’ère où n’existe que ce qui s’expose, se compte ou s’affiche, lire Le murmure signifiant relève de l’hérésie. Mais l’histoire nous apprend que les hérétiques ont parfois raison… Pour lutter contre le « totalitarisme du réel » dont parle Morin et la « dictature du montrable » qu’il implique, lire Le murmure signifiant s’avère selon moi des plus salutaires, et ce même si ce livre ne fera jamais évoluer qu’une conscience à la fois et non la société en bloc : le contrepoison qu’est ce livre ne pouvant être injecté qu’à petites doses et à des patients consentants.

En janvier 2007, Le murmure signifiant paraissait accompagné d’une réédition en format poche de Désert, d’abord publié en 1988, mais épuisé et introuvable depuis. Or ce livre rejoint à bien des égards, par sa problématique et son écriture (une écriture fragmentée), Le murmure signifiant. Je m’en voudrais, en terminant, de passer sous silence cette réédition qui ressuscite un livre dont pas une seule ligne n’a vieilli et que trop peu de gens connaissent. Mais comment résumer en quelques mots un tel livre, Désert, que l’auteur, citant Saint Jean de la Croix, dédie « à l’obscur et en assurance » ? Que dire, conceptuellement parlant, d’un livre qui déclare que « l’œuvre véritable rend le vide manifeste », « indiquant par là que ce n’est pas elle qui, en tant que telle, est importante, mais “autre chose” à quoi elle renvoie, qui est insaisissable et signifie au fond sa propre abolition » (Désert ; p. 206) ? Eh bien justement, je dirai ceci qui rend compte du désir qui anime ce livre de dissoudre l’objet et d’ouvrir sur l’irreprésentable : il s’agit donc ici, essentiellement, de remettre en question l’objet, c’est-à-dire le monde des choses, le projet, l’objectivité en visant l’au-delà de ce monde des choses dans lequel nous vivons, sans pour autant éluder le rapport à l’objet et au monde du travail. Bref, Michel Morin tenterait dans ce livre de se dégager de l’objet, sans pour autant condamner péremptoirement la nécessaire objectivation du monde de l’entreprise humaine et la prise sur les choses qui précède toute déprise authentique (autrement, c’est d’aliénation économique (Marx) qu’il faut parler et non de dépouillement). C’est dire que le dépouillement qui émane de ce livre par-delà la « limite de croissance » dont parlait Bataille et que le titre, Désert, évoque, ne saurait être prescrit, selon Morin, par une quelconque « morale volontariste », puisqu’il advient tel un surplus, un surplus d’âme par-delà la dissolution de l’objet. De cette dissolution de l’objet sont issus le don de soi, la parole, l’amitié, la prière, l’effusion, la communion et pourquoi pas l’écriture, au sens fort du terme : un marquage signifiant qui n’est que de renvoyer à ce qui n’est pas là.

Cela dit, je pense que la problématique de ce livre, si bien cernée et formulée soit-elle, ne rendra jamais compte du mouvement de l’écriture en général, des divers tons qui s’y croisent (parfois plus théoriques, parfois plus intimes) et de l’engagement existentiel de l’auteur dans la pensée. Seule la lecture de ce livre pourrait rendre compte de cet aller-retour constant entre l’expression d’une subjectivité réflexive, voire lyrique, et les moments plus théoriques. Parfois, c’est le sujet énonciateur, un sujet à vif, dépouillé, souffrant, que nous rencontrons sur notre chemin :

Je t’offre à nouveau ce dialogue sans réparties. Et sans personnage. /
Cette pièce sans acteur. Cette pièce en silence. /
Les mots sont en pénitence. Les acteurs sont en vacances. /
Et la pièce se joue en silence. Je t’offre ces blancs, ces absences, ces silences. Cet inavouable retrait. Cette âme. /
Je t’offre cette effusion. /
Cette profusion qui s’achève en désert. Quelle honte ! Mais quelle honte ! (Désert)

Parfois, c’est la théorie, l’esprit qui tranche et qui distingue, qui prend le relais. À la théorie succède la poésie ; à la poésie succède la théorie :

Cette affirmation de l’objectivation, chez Marx, de sa nécessité, s’oppose à une conscience idéale, « désincarnée », qui se poserait au delà de toute expérience sensible. Car l’expérience sensible concrète implique le rapport à l’objet, l’épreuve de sa résistance, et son dépassement. /
Ce n’est que dans la mesure où l’épreuve de l’objet s’est trouvée réussie que le dépassement de l’objet devient possible. Dépassement de l’objet : désappropriation, dépossession. /
Nul ne peut accéder à cet au-delà de l’objet — qui en est la contradiction, la dissolution, le « sacrifice » — s’il n’est parvenu— et c’est là justement le « travail » — à se poser par rapport à un objet et à s’imposer à celui-ci, à lui imprimer sa marque. (Désert)

Il n’est d’autre façon à mon avis de prendre conscience de cet aller-retour incessant entre ce qu’on pourrait appeler l’« en soi » et le « pour soi » que de lire Désert et plusieurs autres livres de Morin, tel Le murmure signifiant, qui procèdent de la même tension dialectique. Cette tension dialectique entre l’en soi et le pour soiprovient de ce que l’essayiste qu’est Michel Morin ne croit pas qu’il faille s’abolir, se nier en tant que sujet particulier, s’effacer pour nous apprendre quelque chose. Son expérience personnelle n’est pas une erreur, sa particularité une absurdité eu égard au Savoir et à la Vérité. Car le savoir dont il est question dans l’essai philosophique n’est pas un savoir désincarné, il est vécu et engage totalement le Sujet de l’énonciation (l’auteur-narrateur) dans cette aventure de la pensée qui constitue l’« histoire », le « récit » propre à l’essai. Telle est la nature paradoxale de ce marquage signifiant auquel se livre l’artiste-philosophe qu’est Michel Morin. Valéry, dans son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, rangeait le philosophe, ce « spécialiste de l’universel », parmi les artistes. Mais cet artiste ne veut pas convenir qu’il en est un, et c’est là, écrivait-il, que « commence le drame, ou la comédie, de la Philosophie ». Le temps est sans doute venu de sortir de ce drame qui risque de tourner à la tragi-comédie ! À sa manière, Michel Morin, par son écriture paradoxale (à la fois littéraire et philosophique ; personnelle et générale ; lyrique et théorique), tente de faire un pas de côté et d’échapper à cette impasse où la philosophie s’engouffre lorsqu’elle fait des concepts qu’elle crée dans son enthousiasme sitôt réprimé  des idoles immuables et désincarnées. Y réussit-il ? J’invite quiconque à le lire pour en juger…

Retour en haut de page bouton retour