Michel Morin, site officiel
Inconvenient14

Prendre le maquis

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Alain Roy et Yannick Roy, L’Inconvénient, no 14, août 2003, p. 113-143.

L'Entretien

Philosophe et professeur de philosophie au niveau collégial, Michel Morin travaille depuis plus de vingt-cinq ans à une œuvre considérable mais discrète, qui s’est pour ainsi dire élaborée dans l’ombre, loin des projecteurs.  On doit bien entendu le déplorer et faire valoir que cette œuvre mériterait d’être mieux connue, mais on peut aussi y voir une certaine nécessité, liée à la pensée même de l’auteur et à sa manière de concevoir le travail du philosophe, dans un monde qui se soucie fort peu de philosophie.  Comme la lecture de ces essais nous a révélé un penseur et un écrivain dont les préoccupations rejoignaient largement les nôtres, nous l’avons invité à nous accorder un entretien, ce qu’il a généreusement accepté; Alain Roy et Yannick Roy l’ont donc rencontré pour l’Inconvénient.

I. La transmission interrompue

A. R.   — Bonjour, Michel Morin, et bienvenu à cet entretien de l’Inconvénient.

M. M. — Bonjour.

A. R.   — Il existe sûrement plusieurs façons d’entrer dans votre œuvre, qui comprend maintenant une dizaine de titres, depuis Le contrat d’inversion1  publié en 1977 jusqu’au récent Vertige!2  paru à l’automne 2002. L’une de ces façons nous semble cependant particulièrement révélatrice des enjeux généraux que vos essais soulèvent et elle pourrait ainsi s’avérer la plus éclairant pour nos lecteurs.  C’est celle qui consiste à examiner la nature du rapport apparemment paradoxal entre l’individuel et le collectif. Tout un pan de votre réflexion souligne le rôle et la place de l’individu en ce qu’il constitue le lieu même de la pensée, comme en témoigne, notamment, l’expérience de l’idée claire telle qu’elle a pu être vécue et décrite par Descartes ou Spinoza. S’il ne fait pas cette expérience de l’idée, expérience éminemment individuelle et qu’il revient à chacun d’éprouver pour son propre compte, nul ne peut se « créer un monde », ni se constituer un « territoire culturel imaginaire », pour évoquer les titres de deux de vos essais.3  Dans Vertige!, commentant Kierkegaard, vous écrivez que « c’est avec chacun que re-commence l’histoire, que le salut est en jeu4  » ; vous affirmez aussi qu’ « aucun projet collectif mobilisateur n’est aujourd’hui envisageable5  », qu’il s’agit là de notre avenir inéluctable : « La voie qui s’ouvre désormais est celle de l’émancipation, de l’affirmation de l’individu, de sa véritable souveraineté6  », phrase où l’on reconnaît également le titre d’un autre de vos essais7 .

Mais vous posez aussi, dans Vertige!, le problème de la transmission culturelle, auquel vous êtes confronté en tant que professeur de philosophie, discipline chargée de relayer cette expérience de la transcendance qui paraît être le propre de l’humanité, puisqu’elle seule semble posséder la capacité d’imaginer un autre monde pouvant donner son sens à celui-ci, expérience qui semble devenue sinon inconcevable, du moins tout à fait étrangère aux jeunes générations. La question que nous aimerions d’abord vous poser est la suivante : dans quelle mesure l’expérience de l’idée claire, de la pensée qui s’illumine dans le surgissement de la connaissance  expérience exemplaire entre toutes parce qu’elle définit la position même du philosophe, celui « qui a conscience de sa conscience », comme vous l’écrivez dans votre dernier livre — dans quelle mesure cette expérience est-elle un produit de l’héritage culturellégué par les philosophes du passé ? L’expérience philosophique de la raison, et de l’étrangeté de cette raison, doit-elle être vue comme un raffinement suprême de l’héritage culturel, ou est-elle accessible au premier venu, à l’individu inculte, en dehors de toute référence à cet héritage ?

M. M. — Il est évident qu’on ne peut que s’inscrire dans une expérience historique, quelle qu’elle soit. C’est le cas de Descartes, effectivement ; il y a chez Descartes tout un mouvement visant à mettre en question la tradition qui l’a précédé, non seulement théoriquement, mais pratiquement et littérairement, je dirais, puisqu’il commence à écrire dans sa langue, par lui-même, en son propre nom, sans se laisser embarrasser par tout ce qui a pu être construit avant lui comme théories philosophiques — et Dieu sait que durant tout le moyen âge, beaucoup de ces constructions spéculatives ont vu le jour, notamment dans le sillage d’Aristote.  Il ne faut pas oublier que Descartes, qui a nécessairement été guidé, formé par ces traditions, s’est mis à écrire après de longues années d’errance.  Pendant neuf années, il disparaît ; on dit qu’il suit les armées d’un prince en Allemagne, ensuite en Europe de l’Est, mais on ne sait pas exactement ce qu’il a fait pendant ce temps considérable. Donc il a erré, il s’est déraciné, et quand il se met à écrire, peut-on dire, il est dans un état un peu innocent, ou vierge.  Pas entièrement, bien sûr ; il a été formé au collège de Jésuites, dans l’Europe chrétienne du XVIIe siècle, et on peut dire que de ce point de vue il ne s’arrache pas à la tradition. Mais il fait comme si, il est capable de cette espèce d’innocence du commencement qui est peut-être la condition d’une expression personnelle originale ; faire comme s’il n’y avait rien eu avant soi, en sachant très bien évidemment que ce n’est pas le cas. N’est-ce pas la condition de la création, précisément, que d’oublier, dans une certaine mesure ? Je ne parle pas d’une amnésie totale, imposée de l’extérieur par un certain conditionnement, mais d’un oubli… d’un oubli…

Y. R.  —  Méthodique ?

M. M. — D’un oubli recherché, mis en œuvre en pleine connaissance de cause, c’est-à-dire en sachant bien qu’on oublie, mais en faisant confiance également à quelque chose de nouveau qui peut surgir. Dans plusieurs de mes livres, j’évoque la confiance nécessaire que le nouveau est possible, que tout n’a pas déjà été dit, que chaque individu qui émerge est en lui-même une création neuve, une potentialité de création neuve.

Y. R.   — Mais ne peut-on pas aujourd’hui, pour filer la métaphore de la table rase, se demander s’il n’est pas temps de « regarnir » la table ? On peut penser que la table rase est une opération de l’esprit que chacun peut recommencer trop facilement, et qu’en ce sens, ce qui nous menace, ce n’est pas le poids de la tradition, mais l’« amnésie totale » que vous venez d’évoquer.

M. M. — Oui, certainement, cette amnésie est à l’œuvre, mais je pense qu’il faut l’aborder d’un point de vue positif. Je m’explique : si nous en sommes là, comme on le remarque notamment chez les jeunes, ce n’est pas pour rien. Un effondrement de la tradition a eu lieu, qu’on a d’ailleurs vécu au Québec d’une façon particulièrement dramatique, si l’on veut, et très rapide; personnellement, j’ai traversé cette période de l’effondrement. Mais s’il y a eu effondrement, il faut se dire que la construction manquait de solidité. Ce qui s’est effondré, c’est essentiellement la tradition dans ce qu’elle a de religieux, mais aussi toute la culture qui était arc-boutée à la religion, y compris les œuvres les plus éloignées de la religion ou même les plus anti-religieuses. C’est essentiellement cette tradition religieuse chrétienne qui s’est effondrée, partout en Occident, en tant que tradition ; je ne dis pas que le christianisme est disparu en tant que tel, mais la tradition, en tant que sa transmission ne posait pas de problème, a disparu. Ce n’était pas encore le cas quand j’ai été éduqué au collège ; cette transmission se faisait alors naturellement, sans qu’on s’interroge sur elle. On apprenait le grec, le latin, la philosophie, parce que ça allait de soi. À propos notamment de la philosophie, je reviens souvent sur cette question avec mes collègues ; on n’avait pas alors à s’interroger sur la pertinence d’avoir des cours de philosophie. C’était d’emblée justifié, de l’intérieur de la tradition à laquelle on adhérait, alors qu’aujourd’hui on ne peut plus, face à des jeunes, s’appuyer sur une tradition qui serait reconnue d’emblée et dont on pourrait être sûr qu’ils y adhèrent.

Y. R. — Vous devez donc en quelque sorte vous justifier de devoir leur enseigner la philosophie ?

M. M. — Oui, sans aucun doute. Mais je reviens à ce que je disais : s’il y a eu effondrement de cette tradition, c’est parce qu’elle n’était pas solide. Je veux dire par là que sa transmission était imposée, obligatoire, ce qui en pratique impliquait le régime de ce que Rousseau appelait la « double pensée » ou la « double vie » ; il y avait ce qui était imposé et ce qui était vécu, ce à quoi on adhérait officiellement et ce à quoi on adhérait officieusement, et souvent de manière inconsciente. À mon avis s’il y a eu effondrement, c’est parce que ce régime d’hypocrisie, au sens le plus radical du terme, s’est imposé et n’a pas pu tenir, pas plus que dans les pays de l’ancien bloc soviétique, où prévalait une situation semblable. Toute la tradition ancienne était vécue comme fausse, imposée sans qu’un effort de réflexion soit exigé de la personne ; un tel régime ne pouvait que craquer à un moment ou à un autre.

A. R.   — Et ce, dans tout l’Occident ?

M. M. — Oui, absolument, dans tout l’Occident. Mais ici on a procédé à cette remise en question très tardivement par rapport à d’autres sociétés ; je pense à la France qui a quand même fait une révolution largement anti-religieuse au XVIIIe  siècle.  Ici il n’y a pas eu de révolution anti-religieuse avant les années soixante, ce qui est extrêmement récent. Mais s’il y a eu effondrement, ce n’est pas pour rien, et ce que j’appellerais le courage de la pensée consiste à en prendre acte. Je reviens souvent là-dessus dans mes livres, comme au début de Créer un monde ; il faut prendre acte radicalement de la rupture qui est survenue et de ce qu’elle implique, à savoir l’obligation de recommencer. On ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas eu effondrement et se poser d’emblée comme des transmetteurs ; à mon avis, c’est se placer dans une situation fausse, puisque la transmission est d’ores et déjà interrompue ; toute la civilisation actuelle manifeste, et de plus en plus, cette interruption de la tradition, de ce qui fut longtemps la tradition, une tradition religieuse à laquelle était arc-boutée la totalité de la culture. D’où la pertinence de l’effort de Descartes, qui a consisté à tout reprendre par lui-même, à faire comme si cette tradition justement n’existait plus ou ne s’appliquait plus à lui. Je pense que c’est la condition même de toute pensée véritable. Le problème de la tradition culturelle est précisément qu’elle a été imposée, c’est-à-dire qu’elle faisait l’économie du passage par la personne, par l’expérience, et c’est la raison pour laquelle est s’est effondrée. Je crois que dorénavant il ne peut plus y avoir de transmission imposée comme auparavant, d’où l’obligation de développer soi-même un rapport personnel à la culture que l’on transmet. La culture doit être véritablement reprise, intériorisée, intégrée par l’enseignant à sa propre existence, pour que ce qu’il enseigne soit véritablement ce dont il a fait l’expérience dans sa vie et dans sa pensée. C’est la condition, à mon avis, d’une transmission efficace des œuvres qui ont marqué la tradition culturelle. Je crois profondément à la nécessité de cette transmission, à laquelle j’ai quand même consacré une bonne partie de ma vie, mais je suis convaincu qu’elle est inefficace si elle n’est pas reprise de façon existentielle et vivante par la personne qui s’en charge, et que là se trouve, aujourd’hui, la justification dont vous parliez. On ne peut plus s’appuyer sur une justification déjà donnée ; pour se justifier d’enseigner, disons, Platon, il faut faire apparaître que la pensée de Platon est incontournable pour soi-même, et éventuellement pour d’autres.

Y. R. — Autrement dit, la nécessité de lire Platon n’est pas une prémisse de départ, mais ce qu’il vous faut démontrer.

M. M. — Je dois prouver que Platon me fait vivre maintenant, non pas théoriquement, mais d’une façon qui soit incontournable pour la personne à qui je le manifeste. Je peux toujours dire : « Platon est un auteur important, la philosophie commence au Ve siècle avant Jésus-Christ, on ne peut éviter de passer par là, notre tradition culturelle prend sa source là, etc. » Tout cela est vrai, mais à mon avis inefficace ; les étudiants écoutent, prennent des notes, mais ça ne suffit pas à ce qu’il y ait une véritable transmission.  Je pense d’ailleurs que ce que je dis a toujours été vrai, à toutes les époques.

Y. R. — En fait ça me fait beaucoup penser à ce que dit Montaigne sur l’éducation.

M. M. — Oui, absolument, et c’est vrai pour tous les temps. Sauf que je pense que ce qui caractérise justement notre époque, c’est qu’elle nous oblige tous à cet effort, au sens où il n’y a plus de tradition religieuse, culturelle et philosophique commune, comme au temps de Montaigne, qui a suivi son chemin personnel dans un contexte où la tradition était encore vivante. Nous ne sommes plus dans cette situation, et c’est pourquoi nous sommes dans l’obligation de devenir Descartes ou de devenir Montaigne. On le devient comme on peut, et selon ce qu’on est, mais on ne peut l’éviter ; je crois que c’est ce qui caractérise notre époque. On peut très bien déplorer que la tradition soit interrompue et dire qu’il est nécessaire de mettre les jeunes en relation avec cette tradition du passé ; mais quand on dit cela, il faut bien voir ce qu’on dit. Il ne s’agit pas simplement de faire comme si ça continuait, ayant décrété que ça devait continuer, et de faire comme si nous étions des continuateurs, sans tenir compte du contexte de civilisation radicalement autre dans lequel nous nous trouvons.

A. R.   — À l’intérieur de cette exigence de communication ou de transmission qui se joue dans l’enseignement, n’y a-t-il pas un élément collectiviste qui semble « contredire » votre parti pris en faveur de l’individu ?

M. M. — On n’échappe pas à l’autre, et je n’ai jamais prétendu qu’on y échappait.  Mais je pense que la distinction à faire est la suivante : ou bien on le tient pour acquis, ou bien on ne le tient pas pour acquis. La mise en question du collectivisme dans ma pensée revient à dire qu’on ne saurait tenir pour acquis le rapport à l’autre, qu’on ne saurait considérer la collectivité comme déjà constituée.  Une communauté est toujours une communauté de pensée, qui se tisse toujours autour de certaines valeurs, de ce qui est considéré comme valant le plus, ou le mieux, par un ensemble de personnes. De ce point de vue, je considère qu’on est dans un moment de la civilisation où il n’y a pas de communauté, sinon celle des producteurs-consommateurs que sont devenus les citoyens d’aujourd’hui, mais il me semble que l’idée de production et de consommation implique au contraire la dissolution de la communauté. J’entendais à l’occasion d’un débat des gens de tradition catholique, même des gens du clergé, faire état de la vie communautaire, parler de leurs communautés paroissiales. Ce genre de communauté subsistes, comme subsistent plein de communautés issues du passé, mais pour comprendre notre situation présente, pour prendre acte de notre réalité, il faut plutôt considérer par exemple l’émission de télévision qui tenait l’antenne cet hivers et qui s’appelait Star Académie ; trois millions de personnes étaient rassemblées autour de cette émission.  Voilà la communauté qui existe aujourd’hui concrètement et qui rassemble les gens réellement. C’est une communauté factice, sans valeurs, fondée sur la négation de quoi que ce soit qui vaille, de quoi que ce soit de transcendant ; c’est le contraire d’une communauté, mais c’est ce qui en tient lieu.

Y. R.   — Est-ce que la solution serait un Star Académie pour philosophes ?

M. M. — Non, la solution, c’est absolument le contraire. Dans cette situation où il n’existe plus véritablement de communauté, où il n’existe que des communautés factices, d’ailleurs provisoires parce que ces communautés se défont aussi vite qu’elles sont apparues et se refont autrement, la communauté est à inventer.  Il faut prendre radicalement acte qu’elle n’est plus, et recommencer, radicalement aussi, avec ce qui est le début de toute communauté : la relation d’une personne avec une autre, la transmission d’une idée, d’une valeur qui s’est véritablement incarnée à l’intérieur d’une personne et qui se transmet à une autre, ou peut-être à deux, à trois, ou à quatre. C’est ainsi qu’a commencé la philosophie, à travers la transmission de Socrate à Platon, qui a écrit, et ainsi de suite. Je pense qu’on ne peut pas enseigner sans chercher à établir une communauté profonde, fondée sur la transmission de valeurs, d’un au-delà, d’une exigence, mais qu’on ne peut pas non plus s’appuyer sur un argument d’autorité.

Y. R.   — N’y a-t-il pas alors le danger que chacun fond sa petite religion privée ; n’est-ce pas d’ailleurs cela même à quoi on assiste aujourd’hui ?

M. M. — Oui, il y a ce danger-là, évidemment. Il est certain que l’objet de cette croyance, personnellement, je ne le définis pas. Je pense que « croire à », c’est toujours faire advenir quelque chose d’autre ; c’est lié à ce que j’appelle l’œuvre.  La foi et l’œuvre sont indissociables et l’on ne peut juger de la valeur de la foi que par ses œuvres, ce qui permet de discriminer entre une foi plus authentique et une foi qui le serait moins. On peut s’appuyer sur ce qui a été atteint de plus élevé, à travers l’histoire, et c’est là que la relation à la tradition culturelle est importante, dans la mesure où elle est véritablement intériorisée.

Y. R.   — D’une certaine manière il y a donc quelque chose comme un argument d’autorité qui intervient au dernier moment, pour établir une hiérarchie, au sommet de laquelle se trouvent Descartes, Pascal, Kierkegaard, qui sont supérieurs à d’autres penseurs ou à d’autres modèles dont on pourrait s’inspirer.

M. M. — Je ne dirais pas argument d’autorité…

Y. R.   — Dans un passage de son dernier livre, L’humanité improvisée, Pierre Vadeboncoeur déplore la disparition de ce qu’il appelle les « figures »; c’est par cette disparition qu’il définit notre époque « postmoderne » :

Il faut comprendre que le postmodernisme, ce qu’il faisait sous le couvert de l’illusion et continue de faire, c’et de bloquer toutes les figures. Nous vivons dans une civilisation où, étrangement, dans la rumeur générale, elles sont absentes. Les grandes évocations, autrement dit les dieux, les saints et les héros — les figures en somme —, ne règnent plus sur la cité, dans la culture.  Si l’on s’en avise, on est surpris d’un tel désert. Où sont-elles donc ? Le quotidien, monnayé sur nos écrans, ne montre guère de ces figures que des poussières, ou que leur absence.

M. M. — Oui, c’est un constat qu’on ne peut éviter de prononcer sur la civilisation actuelle.  Sauf que la pensée de Vadeboncoeur, la manière même dont il écrit, implique qu’on doive les retrouver, qu’on ait eu trot de s’en éloigner, ce que je ne pense pas. Comme je l’ai dit tout à l’heure, je ne pense pas qu’on ait eu trot de s’en éloigner, ni qu’on s’en soit éloigné pour rien. Il y avait là une nécessité, et je ne pense pas qu’on puisse revenir à ce qui était. Est-ce à dire qu’il n’y a aucune autorité ? Non, mais il n’y a aucune autorité garantie. Si je me réfère à Pascal ou à Descartes comme je viens de le faire, ce n’est pas parce que ce sont Pascal ou Descartes et que tout le monde doit se taire, mais parce que ce que je suis en train de dire peut prendre appui sur ces personnes. L’autorité que je leur reconnais ainsi est susceptible d’être aussi reconnue par d’autres, parce qu’on voit très bien la valeur transformatrice qu’elle a pour la personne qui s’y réfère ou qui prend appui sur elle.

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II. Aveuglement de l’homme moderne

Y. R.   — Un des thèmes les plus stimulants de vos essais réside pour nous dans le diagnostic que vous établissez sur ce qu’on pourrait appeler avec Hannah Arendt la condition de l’homme moderne et la forme particulière d’aveuglement que cette condition implique. Cet aveuglement se manifeste notamment par le besoin de tout expliquer, de ne rien laisser dans l’ombre, de ramener sans cesse l’inconnu à du connu, l’imprévisible à du prévisible, afin de conjurer le vertige de l’existence et d’oublier cette évidence dont on peut dire qu’elle est la « poutre dans l’œil » du sujet moderne, à savoir l’idée que « sa vie ne lui appartient pas.9  »

Évidemment, on peut toujours dire que toute société s’aveugle sur elle-même, que toute culture, dans l’absolu, est mensongère ; peut-être est-il même plus facile que jamais de le dire aujourd’hui que nous nous permettons de juger de haut toutes les cultures du passé.  Mais n’y a-t-il pas dans notre aveuglement quelque chose de spécifique et de nouveau ? Alors qu’on considère généralement la mort de Dieu ou la disparition de l’autorité comme des « progrès » de la raison sur la superstition, ou comme des conséquences bénéfiques de ce progrès, n’est-ce pas précisément la mort de Dieu qui empêche l’homme moderne de comprendre que sa vie ou sa volonté lui échappent, et qui l’empêche d’éprouver ce que vous appelez ailleurs le « dessaisissement » ?

M. M. — Ce que Nietzsche a appelé la mort de Dieu se trouve évidemment au cœur de la civilisation moderne, c’est l’expérience de la perte du fondement qui est au principe de la phase de la civilisation dans laquelle nous sommes. Ce qu’on entend par la mort de Dieu, c’est la mort de la clé de voûte de l’édifice, la référence ultime, le signifiant ultime de la civilisation dans laquelle nous vivions.  À partir de l’effondrement de ce signifiant ultime, toutes les significations admises sont amenées à s’effondrer, ou du moins à être remises en question. C’est la fameuse phrase de Dostoïevski : « Si Dieu est mort, tout est permis » et effectivement, plus rien ne retient les hommes, plus rien ne les oblige à aller dans tel ou tel sens, d’où le caractère absolument radical de cette affirmation. Je ne reviendrai pas sur ce que j’ai dit tout à l’heure, mais il est certain que ce Dieu n’est pas mort pour rien. Il était pour l’essentiel préalable à l’expérience de la subjectivité, qui est devenue incontournable, qui caractérise l’essence même de ce qu’on peut appeler la modernité, dans son acception philosophique, particulièrement à partir de Descartes. Ce Dieu se donnait à l’individu préalablement à son expérience subjective, laquelle était d’emblée informée par ce que Dieu signifiait et enseignait.

A. R.   — Quelles ont été les causes de cet effondrement ?  Pourquoi l’homme a-t-il cessé de croire ?

M. M. — C’est l’éclatement progressif des communautés closes qui a permis aux individus, spécialement en Occident, de s’émanciper progressivement. Je pense que l’émancipation de l’individu est ce vers quoi l’histoire de l’humanité tend.  Un peu partout, y compris dans les pays moins industrialisés, on est fasciné par l’Occident, par un certain mode d’existence individuelle, par une espèce de liberté de l’individu dégagé des codes, de l’appartenance communautaire, comme si une telle aspiration était universelle. Je pense que l’Occident a poussé le plus loin cette aspiration à l’émancipation individuelle qu’on trouve au fond de chaque être humain. Progressivement les communautés closes ont éclaté, les valeurs collectives se sont défaites et l’écart dont je parlais tout à l’heure s’est creusé entre la culture collective et les valeurs individuelles. Plus cet écart s’est creusé, plus il est devenu impossible de maintenir le rapport à ces valeurs collectives. Je crois que ce mouvement inéluctable explique aussi les fortes poussées d’intégrisme qui caractérisent notre époque et qui sont des réactions à la menace que représente l’émancipation des individus qu’implique la modernité et notamment l’Occident.  L’intégrisme n’est pas la poursuite de la tradition, mais le symptôme d’une tradition en problème, d’une tradition qui se sent menacée et qui a besoin de se reprendre en faisant échec à ce qui la menace. On va voir de plus en plus, je pense, que l’intégrisme n’a aucun avenir. Ce qui pointe, c’est effectivement, un peu partout dans le monde, de plus en plus, et beaucoup évidemment sous l’impulsion de l’Occident, diverses formes d’émancipation individuelle.

Mais évidemment, il y a une tendance inévitable, et c’est là le problème, à ne plus voir ce qui était en jeu authentiquement dans la relation à Dieu, à perdre de vue, par-delà la transmission obligée, la collectivité, les religions, les dogmes, ce qu’il y avait d’authentique dans le rapport à ce qu’on a appelé Dieu et qu’il faut apprendre à retrouver. En d’autres termes, si Dieu est mort, ça ne veut pas dire qu’il ne doit plus en être question et qu’on doit tourner la page. Si je reprends le passage de Vertige! que vous avez cité tout à l’heure, l’expérience du rapport à Dieu est l’expérience du fait que la vie échappe à l’homme, que la maîtrise de sa vie lui échappe, mais plus profondément encore el sens de sa vie. Il y a dans le rapport à Dieu l’expérience du fait qu’échappe à l’homme la source de son être, et qu’il ne pourra jamais, par une intervention quelconque de sa subjectivité volontariste, suppléer à ce manque. S’il y a nécessité du passage par l’expérience subjective, il y a aussi danger que la subjectivité se crispe, se ferme sur elle-même et se considère en quelque sorte comme auto-suffisante, délivrée de toute nécessité et de tout rapport avec quoi que ce soit qui la dépasse et la transcende. Il ne faut pas oublier que l’expérience de Descartes suppose que Dieu soit à la source de l’idée claire et distincte du « je pense donc je suis », cette idée étant la meilleure preuve, pour Descartes, de l’existence même de Dieu. C’est dire qu’au fondement même de l’expérience de la subjectivité, il y a la découverte de ce qui rend la subjectivité possible, de ce qui lui échappe. La subjectivité au sens où Descartes l’entend, c’est-à-dire le sujet qui fait un retour réflexif sur lui-même, qu prend conscience de lui-même comme sujet ou prend conscience de sa propre pensée, ne prend pas sa source en elle-même. Donc au fond de cette découverte, qui est une expérience de maîtrise, il y a aussi une expérience de dépossession.

A. R.   — C’est l’étrangeté de la raison.

M. M. — Oui, c’est l’étrangeté de la raison, qui renvoie à l’œuvre en soi d’un grand Étranger si l’on veut. C’est cette dimension-là de l’expérience qui est disparue, comme si on avait retenu le sujet qui entreprend de conquérir la nature, d’assurer sa maîtrise sur la nature, un oubliant que le sujet de Descartes est fondé sur autre chose que lui-même. C’est cette expérience de la transcendance vécue de l’intérieur même du sujet qu’on tend à occulter au nom même du sujet. On est tombé si l’on veut dans un excès inverse par rapport à ce qu’était peut-être l’expérience médiévale, où l’homme se représentait sa destinée comme étant entre les mains de Dieu ; l’homme actuel est convaincu que sa destinée est entre ses propres mains, qu’il décide de sa vie, de son corps, de tout.

Y. R.   — Ce qui est un peu le contraire de la destinée.

M. M. — Évidemment, c’est une mise en question radicale de toute idée de destinée, une idée qu’il est important de reprendre de l’intérieur de l’expérience de la subjectivité.  Je pense en effet que le sujet ne fait pas ce qu’il veut de lui-même.  Il peut prendre conscience de ce qui est à l’œuvre à l’intérieur de lui, de ce qui cherche son expression à travers lui, mais il ne peut pas être le créateur de lui-même, ni le créateur de ce qui se passe à l’intérieur de lui, il n’est pas le créateur de ses dispositions, de ses dons, de ses talents, de ses insuffisances. Cette idée de destin, je l’aborde à travers ce que j’appellerais la nécessité intérieure, notion qui est souvent invoquée par les artistes ou les écrivains. Combien de fois ai-je pu lire tel artiste affirmer que, finalement, il s’en remet à une nécessité interne, qu’au bout du compte, comme dit Paul Klee je pense, ce n’est pas lui qui dirige sa main mais sa main qui le guide ? Combien d’artistes, et d’artistes modernes particulièrement, ont fait des affirmations en ce sens-là ? Il y a dans la tradition culturelle du XXe siècle une affirmation de l’expérience de la dépossession du sujet, chez des écrivains comme Bataille, Blanchot, et aussi dans une certaine psychanalyse.

Y. R.   — Cette expérience, c’est l’expérience même de la transcendance ?

M. M. — Au bout du compte, c’est l’expérience d’une Altérité qui travaille à l’intérieur de soi ; je pense que c’est ce que les hommes ont appelé Dieu à travers l’histoire. Il y a de l’Autre qui travaille à l’intérieur de soi, dont on peut saisir parfois certaines directions, à partir duquel on peut trouver un sens à sa propre existence, avoir le sentiment que son existence va quelque part. À mon avis, le sentiment que mon existence va quelque part ne peut s’appuyer sur la notion de « projet », sur le fait que j’ai décidé ceci ou cela, que c’est mon projet et que je l’ai réalisé. Je ne crois pas qu’un projet suffise à donner un sens à la vie et je crois même qu’à cet égard ça ne sert à rien. « J’ai réalisé mon projet » ; et puis après ?

Y. R.   — Est-ce que vous faites allusion à Sartre ?

M. M. — Non, non parce que chez Sartre c’est quand même autre chose. Je fais allusion à une compréhension moderne populaire de la notion de volonté et de projet, telle qu’elle se réalise par exemple dans les projets de voyage, mais en général dans toute forme de projet. On s’imagine qu’on donne un sens à sa vie en se donnant des projets ; à mon avis on ne fait de la sorte que creuser le vide. À la longue on ne sait plus trop quel projet trouver, mais surtout on ne sait plus trop où ancrer ces projets. Au contraire, l’expérience du sens advient en dépit de soi, comme malgré soi, comme ce qui est plus fort que soi. Ça a pris forme, ça s’est donné une cohérence, ça s’est organisé, c’et apparu sans qu’on l’ait prévu, on en est même surpris ; alors là, je pense, on vit l’expérience du sens.

Y. R.   — Ce refus ou cette occultation par le sujet moderne de ce qui lui échappe n’est-il pas particulièrement visible dans la nouvelle attitude à l’égard de la mort ?  Je ne sais pas si vous avez vu les publicités de l’entrepreneur de pompes funèbres Urgel Bourgie, qui nous ont particulièrement frappés et nous ont semblé symptomatiques de la manière dont on conçoit aujourd’hui la mort ?

M. M. — Ce sont des publicités télévisées ?

Y. R.   — Oui.

M. M. — Je ne regarde presque jamais la télé.

Y. R.   — Alors je vais essayer de vous les décrire; l’idée consiste à offrir des cérémonies funéraires personnalisées, à la carte. Dans les messages publicitaires, on voit des individus qui s’adressent à leurs proches, derrière la caméra, pour leur expliquer comment ils veulent que les choses se passent après leur mort ; un monsieur demande à ses amis d’organiser un pique-nique champêtre, un autre propose aux siens d’aller écouter du blues dans un bar, une dame cinéphile convie ses proches à une soirée Truffaut, etc. La campagne a comme slogan : « c’est comme vous voulez », mais plus encore, l’idée centrale qui s’en dégage est que chacun espère que ses propres funérailles se dérouleront comme s’il était encore là, que chacun, en somme, veut être présent à ses propres funérailles…

M. M. — Je vois…

Y. R.   — La cérémonie funéraire moderne serait ainsi déni de la mort jusque dans le fait qu’on essaie de faire comme si personne n’était mort, comme si la vie continuait.

M. M. — Exactement.  Il n’y a pas de vide, il n’y a pas lieu de souffrir.

Y. R.   — Le fait que les gens choisissent de plus en plus d’être incinérés va dans le même sens.

M. M. — Oui, il ne reste rien, il ne reste pas de traces.

A. R.   — Une autre de ces publicités montre une dame qui se livre à un exercice de décoration intérieure posthume ; « j’aimerais que ça se passe dans un manoir, avec des roses comme ceci, des rideaux comme cela, avec telle musique, etc. »

M. M. — Elle se voit assister à ses funérailles. Son « moi » continue de tout gérer après coup ; c’est terrible !

Y. R.   — C’est pousser un peu loin le refus du dessaisissement !...

M. M. — Kierkegaard écrit dans Le traité du désespoir que le comble du désespoir est de ne pas désespérer, c’est-à-dire d’avoir perdu la notion de ce que veut dire désespérer, et donc de vivre dans une espèce d’optimisme ambiant. C’est le comble du désespoir parce qu’alors il n’y a vraiment plus aucun espoir. De l’intérieur du désespoir vécu, il y a nécessairement de l’espoir; le désespoir est inévitablement l’expérience ou la recherche de ce qui sauve. Mais dans le déni du désespoir, il n’y a réellement plus aucun espoir.

Y. R.   — Parmi les symptômes de cet aveuglement moderne figure la manie de s’affranchir de toute cette attitude faussement subversive à laquelle nous avons consacré un numéro de l’Inconvénient.  C’est un problème que vous abordez aussi, notamment dans Vertige! et plus précisément dans l’essai intitulé « Homo, héréto-désirant », où vous écrivez : « La transgression qui se proclame et s’exhibe ne saurait être qu’une parole dont l’effet le plus vraisemblable serait de renforcer un interdit plutôt que d’en lever un.10  Mais dans le même essai, vous souhaitez « qu’on laisse courir dans le champ social des courants de désir potentiellement déstabilisateurs, donc subversifs11  », et vous invitez l’individu non seulement à se dérober aux catégories toutes faites et inauthentiques qu’on lui offre pour définir son être, notamment dans la publicité, mais aussi de se mettre à l’écoute de la « voix » qui parle du plus profond de son être et qui lui indique sa destinée. Ma question est double. D’une part, se peut-il qu’en se mettant à l’écoute de cette voix, on n’entende rien ? D’autre part, n’est-ce pas là, au fond, cela même à quoi toute notre époque nous convie ? La publicité ne demande pas aux consommateurs de se conformer à des modèles, mais au contraire d’être eux-mêmes, et les gens y croient. Alors comment distinguer l’appel « inauthentique » à être soi-même qu’on entend dans la publicité de l’appel « authentique » à être soi-même qui correspondrait à une vraie démarche philosophique ?

M. M. — Oui, bien sûr, penser par soi-même, devenir soi, obéir à ses désirs, la publicité va dans ce sens-là ; mais c’est quand même ce qui est obscurément recherché par l’individu moderne. La publicité est de son époque et s’adresse à l’individu de son époque. Je pense que ce serait une erreur de se placer du point de vue d’une autre époque pour faire ressortir l’égarement de la nôtre, et de se priver d’employer certaines expressions comme celles qu’on vient de citer sous prétexte qu’on les retrouve dans la publicité. C’est symptomatique de ce que l’homme d’aujourd’hui recherche, et je ne vois pas comment je pourrais éviter de me considérer comme un homme d’aujourd’hui. Mais ce qu’on peut faire ressortir, ce sont les mirages, évidemment, qu’on fait apparaître pour satisfaire à peu de frais, le plus rapidement possible, une quête qui pourrait être authentique. Dans le texte dont vous parlez, « Homo, héréto-désirant », je donne l’exemple d’un certain discours de la libération homosexuelle qui se donne comme intrinsèquement émancipateur. C’est un bel exemple ; doit-on se placer du point de vue d’une morale sexuelle qui condamne l’homosexualité pour faire échec à ce genre de discours, ou défendre rigoureusement la famille contre des formes d’expression désirante plus déviantes ? On peut toujours le faire, mais c’est une position que je qualifierais d’intégriste. On peut cependant, de l’intérieur même de ce qui est affirmé là, faire ressortir qu’une certaine liberté du désir est affirmée, mais en même temps immédiatement récupérée, non seulement à l’intérieur d’un discours, mais à l’intérieur d’un mode de vie qui dissout en quelque sorte ou qui récupère le caractère d’ébranlement qu’il peut y avoir dans l’expérience d’un désir plus déviant. Enfin, on peut aller plus loin ; tout désir véritable n’est-il pas déviant ? Ce n’est pas d’emblée parce qu’il est homosexuel qu’il est plus déviant ou hétérosexuel qu’il l’est moins. Ce que j’essaie de faire ressortir dans ce texte, précisément, c’est que tout désir véritable est expérience de l’autre, donc ébranlement, mise en question, et c’est à cela qu’on peut mesurer son authenticité.  Alors on n’a pas besoin, pour contrer un tel discours de se rabattre sur des positions du passé ; il faut au contraire aller plus loin dans le même sens et dire à ceux qui tiennent ce discours : « Bon, vous prétendez qu’il y a là quelque chose de subversif, mais qu’est-ce qui est véritablement ébranlé et remis en question ? On constate que vous reproduisez des représentations très conformistes et très conformisantes ; l’expérience du désir que vous préconisez va-t-elle plus loin, dans le sens de l’ouverture à l’autre, que celle que vous mettez en question ? »

Y. R.   — Ne peut-on pas soupçonner le contraire, et penser par exemple que le militantisme homosexuel, comme bien d’autres, sous prétexte de faire valoir le droit à la différence, ne fait que favoriser, au bout du compte, peut-être à son insu, une forme d’indifférenciation ? Le désir d’être reconnu, n’est-ce pas au fond le désir d’abolir la différence, de la rendre indifférente ?

M. M. — Absolument, de la rendre insignifiante, de lui enlever ce qu’elle peut avoir de questionnant, d’inquiétant, comme expérience de désir, relativement à une expérience de désir qu’on pourrait dire plus « normale », mais qui est plus normale seulement dans la mesure où elle est vécue sans interrogation, comme allant de soi. Il pourrait y avoir quelque chose de potentiellement subversif dans le désir homosexuel s’il obligeait l’individu à ne plus penser dans le sens de ce qui va de soi et le confrontait à quelque chose qui le met à part des autres. Je dirais qu’une telle expérience, sur le plan de la pensée, peut être une ressource ou une chance. Mais si elle set abordée d’une façon que je qualifierais de « malheureuse », non pas comme une chance d’aller plus loin dans l’exploration de ce que veut dire désirer, mais comme un malheur dont on voudrait que la société nous sauve, en nous reconnaissant et en nous accordant des droits, comme le mariage aujourd’hui, on perd quelque chose ; il y a une « fierté » de la subversion qui disparaît, il y a un courage de la subversion en tant qu’affirmation de la différence, qui et perdu.

Y. R.   — Au fond, sous prétexte e dire « on a le droit d’être marginal », on ne veut plus l’être.

M. M. — C’est sûr, en un certain sens on n’a jamais le droit de l’être. On est ce qu’on est, et si ça nous rend marginal, on a peut-être le droit d’exister, mais il est contradictoire d’avoir le droit d’exister comme marginal. On n’est jamais marginal par choix, je pense ; c’est la conséquence d’une trajectoire subie, qu’on ne peut pas considérer comme heureuse. La reconnaissance est importante, oui, mais quelle reconnaissance ? Reconnaissance de quoi, et par qui ? C’est ce qui est en question. Que l’expérience de la différence soit difficile, comme celle que vit par exemple l’artiste sur le plan de la création, et qu’il y ait à partir de cette différence la recherche d’une reconnaissance, voilà qui est légitime ; mais s’il s’agit d’être admis dans les académies déjà existantes, c’est une reconnaissance indigne de celui qui fait une œuvre véritablement innovatrice.

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III. Peut-on refonder le monde ?

A. R.   — Votre livre L’Étrangeté de la raison s’ouvre sur un chapitre intitulé « Essai de fondation », dans lequel vous affirmez que « c’est la joie d’engendrer qui inspire ces pages. C’est le sentiment d’être à l’aube, à l’origine, et de fonder12  ». Plus loin, dans ce même ouvrage, vous parlez de l’attitude de confiance que suppose l’usage de la parole : « Le langage, en son essence même, implique une attitude “ontologique” de confiance en ce qui est : parler, en effet, c’est d’abord et essentiellement affirmer. Cette confiance essentielle qui est au fondement du langage est ainsi indissociablement confiance en la puissance de l’idée…13  » Voilà qui nous ramène à cette idée de la foi en l’œuvre dont nous parlions un peu plus tôt. Mais si, dans L’Étrangeté de la raison, vous décrivez le mot comme étant « la “chair” même de l’idée14  », dans votre livre intitulé Désert, écrit quelques années plus tôt, vous utilisez une image plus sombre et désenchantée, suggérant que notre époque d’incroyance serait arrivée à tuer le pouvoir d’affirmation du langage : « Le désert ; fin du monde des mots, ces cadavres.15  »

D’ailleurs, à la lecture de Désert, j’ai eu souvent l’impression que le sol se dérobait sous mes pieds, impression qui était due en bonne partie, je crois, à cet art philosophique du paradoxe que vous maniez très habilement, comme dans cet aphorisme : « La conscience est impensable sans à la fois l’expérience du vide, de ce qui échappe, et celle de l’objet qui permet d’être sauvé du vide.16  » Ce genre de vérité paradoxale nous plonge dans un espace vertigineux où le principe de contradiction ne semble plus avoir cours, où une chose et son contraire semblent vraies simultanément… La question que j’aimerais vous poser est la suivante : est-il possible de fonder ou de refonder quoi que ce soit à l’intérieur du paradoxe ? La confiance dans les mots ou dans le langage n’implique-t-elle pas que quelque chose quelque part puisse se fixer, « prendre racine », en dehors d’un perpétuel miroitement des contraires ? Je me demandais s’il y avait à cet égard une évolution dans votre pensée entre Désert et L’Étrangeté de la raison.

M. M. — On peut dire que dans un livre comme Désert, c’est vraiment l’expérience de la déstabilisation qui est première, l’expérience de l’inquiétude et de l’angoisse, donc finalement, si l’on veut, l’expérience du vide, de tout ce qui ébranle les certitudes et les acquis. Si j’en viens à parler de fondation ou de refondations, ce n’est pas pour reprendre ou répéter ce qui a déjà été fondé et affirmé ; l’affirmation et la fondation font leurs conquêtes à partir d’une expérience essentiellement déstabilisante, d’une expérience, si l’on veut, de désagrégation, de ce qui est là, de ce qu’on peut appeler le réel et qui se donne comme étant là ou comme allant de soi. L’expérience de cette inquiétude déstabilisante à l’égard de ce qui se donne comme étant déjà-là me paraît philosophiquement capitale. Certains auteurs comme ceux que je citais tout à l’heure, Bataille, Blanchot, Beckett, se meuvent à l’écart de toute affirmation et de toute action.  Blanchot est littéralement, comment dirais-je, « traumatisé » par tout ce qui peut ressembler à une affirmation, bien qu’il ait vécu jusqu’à 90 ans passés et qu’il ait écrit d’abondance; or, pour écrire, il faut quand même faire preuve d’une certaine confiance à l’égard de ce qui s’inscrit, des signes, de la langue particulière dans laquelle on écrit. Pour citer de nombreux auteurs et les étudier comme le fait Blanchot, il faut quand même croire à la culture et à sa transmission. Néanmoins Blanchot est un penseur qui se tient à l’écart de toute affirmation. Une telle approche est différente de la mienne. Il y a beaucoup de références, dans Désert, à Bataille, Blanchot et Beckett, qui correspondent, de la déréalisation de ce qui est; mais, de mon point de vue, il y a une contrepartie à cette expérience.

A. R.   — Qui serait donc comme le premier temps de la refondation ?

M. M. — Oui, c’est le premier temps de la refondation. Je pense qu’on ne peut pas faire autrement que de le traverser. Il y a nécessairement une certaine épreuve du chaos et de la dissolution qu’on doit traverser pour devenir capable d’une véritable affirmation. Et la véritable affirmation est comme une bouée de sauvetage qui apparaît sur un océan déchaîné, si l’on veut, et à laquelle on s’accroche en espérant que d’autres finiront par s’y accrocher aussi. Je ne filerai pas la métaphore plus loin, mais je veux dire que l’affirmation prend toute sa valeur quand on a fait l’expérience de la perte des repères et qu’on trouve quelque chose au bout du chemin. Je crois finalement à la valeur de l’affirmation.

A. R.   — Est-ce que vous reprocheriez aux auteurs que vous venez d’évoquer de s’arrêter au seuil de l’affirmation ?

M. M. — Oui, je l’ai d’ailleurs écrit quelque part, dans le dernier texte de Créer un monde, qui porte sur la philosophie.  Enfin ce n’est pas le bon mot, je n’ai pas à leur « reprocher » quoi que ce soit, mais disons que là où je ne me reconnais pas, c’est dans un certain « surplace » à l’étape de la déstabilisation, dans un refus d’affirmer qui me paraît contredire, comme je le disais tout à l’heure, le fait que ces gens ont trouvé durant toute leur vie, souvent longue d’ailleurs, assez de foi pour poursuivre une œuvre, fût-ce une œuvre décomposée, fût-ce une œuvre comme celle de Beckett, qui nous présente des êtres à peine advenus à l’humanité.  C’est tout de même une œuvre qu’il s’est donné la peine de faire exister et ce sont des figures qu’il s’est donné la peine de faire apparaître. Ce qui est extraordinaire, dans une expérience comme celle de Beckett, c’est qu’il n’a pas craint d’aller au bout de la dissolution ; mais au bout de la dissolution il est clair qu’il y a une affirmation, une lumière, de l’espoir. Quand je lisMolloy, il y a de l’espoir, parce que « ça continue », comme le dit Beckett, dans Fin de partie je pense ; la foi dans l’œuvre continue. Évidemment, Beckett ne serait pas d’accord. Jamais il n’irait jusqu’à dire : « voilà, c’est l’affirmation à laquelle conduit ma pensée », ce qui serait pour lui abjurer sa propre religion, tel un croyant qui se dirait régulièrement traversé par le néant. Beckett n’aurait jamais dit que des affirmations lui venaient, qu’il avait des éclairs ou des illuminations, qu’il se levait le matin en trouvant le matin beau.

A. R.   — Pourrait-on dire que, chez Beckett comme chez les autres, l’affirmation est implicite, qu’elle se trouve contenue dans l’œuvre, dans le travail sur l’œuvre, et que cette dimension « cachée » de l’affirmation est le signe d’une sorte de pudeur de l’écrivain ?

M. M. — L’affirmation a été pendant si longtemps sûre d’elle-même, conquérante, péremptoire, sans discussion, qu’effectivement, à travers l’expérience de ce qui s’est effondré, on a reconnu toute la valeur du négatif, au point où quoi que ce soit, y compris et surtout d’ailleurs le nom de Dieu, qui puisse rappeler ce qu’on affirmait autrefois a été systématiquement évacué. À l’égard de Dieu, et même de la notion d’idée comme de toutes les notions qui ont pu traverser l’histoire de la culture et de la philosophie, oui, il y a une sorte de pudeur compréhensible, mais qui, me semble-t-il, doit être dépassée. Je reconnais toute la valeur de cette expérience déconstructrice, mais je ne suis pas intéressé à y faire du surplace indéfiniment, ni à censurer (parce qu’à la limite ça revient même à ça) tout ce qui peut ressembler à une affirmation, comme si cela était hérétique. Il y a une nouvelle hérésie qui se développe du point de vue d’une pensée comme celle-là ; toute affirmation est conçue comme impertinente ou alors d’une naïveté terrible.

A. R.   — Cette entreprise de déconstruction est-elle aussi devenue moins pertinente, dans la mesure où nous vivons aujourd’hui dans un monde défait ?  Est-il encore vraiment nécessaire de le défaire ?

M. M. — Oui, mais nous vivons dans un monde défait qui refuse de s’admettre qu’il est défait et qui se représente, sans aucune réserve, comme un monde de l’affirmation, un monde positif ; la valeur de telles expériences est donc de nous rappeler que le monde se défait. Par ailleurs, si on peut dire que le monde se défait, il faut aussi réfléchir, à partir même de ce qui se défait, aux moyens d’aller au-delà, justement, de ce qui se défait. Autrement, on risque de parachuter des valeurs, envers et contre les « anti-valeurs », sans reconnaître l’importance du travail de réflexion et de pensée qui doit être fait à partir de ce qui se défait. Car il est vrai que la tradition métaphysique, dans sa ligne directrice, est assez conquérante, qu’elle ne reconnaît pas l’importance capitale de la souffrance, qui est toujours justifiée ou expliquée. Il y a là un « positivisme » conquérant qui traverse toute la métaphysique, depuis Platon ; que beaucoup de penseurs, au XXe siècle, se soient réclamés de ce qui se défait, cela me paraît sain, à condition de ne pas en rester là. Vous n’avez donc pas tort de me rappeler qu’il y a les deux versants dans ce que j’écris.

A. R.   — Pourrait-on dire que votre œuvre, de façon générale, vise à réenchanter le monde, ou l’existence ?

M. M. — Oui. Mais en prenant acte du désenchantement ambiant, et même en faisant le pari qu’on puisse y trouver des ressources. Ce n’est pas une expérience en deçà de laquelle il faut rêver de revenir. Il ne faut pas craindre de la traverser pour penser son au-delà. Mais penser cet au-delà suppose qu’on sollicite toutes ces œuvres et tous ces auteurs, dans toutes sortes de domaines, qui ont pensé depuis que l’humanité existe.

Y. R.   — On parle de refondation ou de réenchantement du monde ; je voudrais revenir à la métaphore que vous avez proposée un peu plus tôt de la bouée sur l’océan déchaîné, que vous avez filée un peu, avant de vous arrêter en disant qu’on en pouvait la filer jusqu’au bout. Mais vous vous êtes arrêté précisément au moment…

M. M. — Où le bateau arrivait ?

Y. R.   — Non, vous vous êtes arrêté au moment où des gens s’accrochaient à votre bouée, ce qui soulève une question : peut-on véritablement parler de refondation tant qu’il ne s’agit que d’inviter l’individu à revivre l’expérience du surgissement de l’idée, du dessaisissement ou de la transcendance ? Si cette expérience est essentiellement individuelle, comment faire en sorte qu’elle soit « contagieuse », pour ainsi dire, ou qu’elle soit autre chose qu’un événement isolé, c’est-à-dire qu’elle puisse changer non seulement la vie d’un individu, mais la société, ou du moins un certain espace public ?

A. R.   — Autrement dit, peut-on réellement refonder le monde ?

M. M. — Oui, en faisant ce que nous sommes en train de faire. Ça commence par une personne, mais ensuite il peut y en avoir d’autres. Que peut-on faire sinon chercher toutes les voies possibles de transmission ? J’enseigne, j’écris, je publie; vous fondez une revue, vous entrez en contact avec ces livres, vous m’invitez à un entretien que vous allez communiquer à vos lecteurs. On ne peut partir que d’un petit noyau et procéder très lentement. Je pense que nous nous trouvons dans une situation qui ressemble un peu à celle des moines au début du christianisme. La fondation de l’ordre monastique de Saint-Benoît date du cinquième siècle ; au moment même de la décomposition de l’Empire romain, des ferments de recomposition ou de régénérescence se sont mis en place, ici et là, et ont fini par essaimer, de proche en proche. Plus que jamais, aujourd’hui, le travail de la culture est voué à une sorte de condition souterraine. Un peu comme dans des régimes totalitaires, quand on devait publier sous le manteau des livres qui relevaient d’une sorte de culture clandestine ou souterraine.

Y. R.   — C’est un peu la nécessité de « prendre le maquis » dont vous parlez dans Vertige!...

M. M. — Oui.

Y. R.   — Mais il y a là, quand même, un étrange paradoxe : les livres aujourd’hui ne sont pas interdits et ne circulent pas sous le manteau, bien au contraire, mais ils sont noyés parmi les « coups de cœur » et les livres insignifiants…

M. M. — C’est vrai, en dépit du fait que tout a l’air ouvert et permis, qu’on ne met pas les écrivains en prison, qu’on ne les empêche pas de parler. Mais en fait ce n’est pas vrai ; je pense qu’on vise toujours à les empêcher de parler.

A. R.   — Ou du moins, on ne leur tend pas le micro.

Y. R.   — Ce n’est ni la prison, ni le bûcher, mais c’est tout de même un problème.

M. M. — La transmission est possible, mais de croyant à croyant ; on peut le déplorer, mais je crois que c’est aussi une chance, la possibilité d’une croyance plus authentique…

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Notes

[1]  Le Contrat d’inversion (en collaboration avec Claude Bertrand), Hurtubise HMH, 1977.

[2]   Vertige!, Les Herbes rouges, 2002.

[3]   Créer un monde, Hurtubise HMH, 2000 ; Le Territoire imaginaire de la culture (en collaboration avec Claude Bertrand), Hurtubise HMH, 1979

[4]   Vertige!, p.11

[5]   Ibid., p.55

[6]   Ibid., p.55

[7]   La Souveraineté de l’individu, Les Herbes rouges, 1992.

[8]   Pierre Vadeboncoeur, L’humanité improvisée, Montréal, Bellarmin, 2000, p.182

[9]   Vertige!, p.33.

[10]   Ibid., p.74.

[11]   Ibid., p.74.

[12]   L’étrangeté de la raison, Les Herbes rouges, 1992, p.16.

[13]   Ibid., p.138.

[14]   Ibid., p.138.

[15]   Désert, Le Préambule, 1988, p.30.

[16]   Ibid., p.24.

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